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Vendredi soir. À la maison. Seule. Pierre était de garde. Encore. Pour une fois, cette solitude imposée ne me dérangeait pas, j’avais la tête ailleurs. Je grignotai un peu de pain et de fromage accompagnés d’un verre de vin. Je pris l’ordinateur portable et allai fouiller sur l’Itunes Store en quête de nouvelles musiques. Après dix minutes de recherches infructueuses, je sus ce qu’il me restait à faire : je téléchargeai Sweet Jane et At Last. Puis je montai à la salle de bains et me fis couler un grand bain avec beaucoup de mousse. Une fois bien installée dans l’eau chaude et parfumée, j’enclenchai les deux chansons et les mis en boucle. Que m’arrivait-il ? Je ressentais le manque de Gabriel puissamment. À mon plus grand étonnement, nous ne nous étions pas croisés depuis que je l’avais quitté l’autre soir. Je m’étais même dit qu’il me fuyait, et j’avais eu peur. Qu’il puisse quitter ma vie me semblait inconcevable. Il y était entré comme un bulldozer, pourtant l’attirance que je ressentais pour lui ne devait en aucun cas prendre davantage d’ampleur. Pierre devait récupérer sa place. Pierre devait refaire battre mon cœur. Et moi, je devais me souvenir des raisons qui me faisaient aimer mon mari. Je coupai la musique, sortis de l’eau, enfilai mon peignoir et allai examiner mes deux robes. Je ne mettrais pas Pierre mal à l’aise, je porterais la plus sage, tout aussi belle et chic. C’était aussi celle avec laquelle j’avais dansé avec Gabriel. Tout me ramenait à lui.

J’émergeais difficilement de la grasse matinée que je m’étais octroyée. Le rythme des derniers mois commençait à se faire ressentir, j’avais besoin de sommeil. Toujours au chaud sous la couette, j’allumai mon téléphone portable. Pierre m’avait laissé un message. Certainement pour me dire qu’il n’allait pas tarder. « Ma garde se prolonge. Je m’en doutais, j’ai mon costume avec moi. Par contre, j’ai oublié ma cravate, prends-en une. Je te rejoins directement à l’église. » C’était la meilleure !

Le visage dissimulé sous une capeline noire, je remontai la nef de l’église, mes talons aiguilles martelant les dalles de pierre, et m’assis en bout de banc. À la suite du message de Pierre, j’avais canalisé mon élan de colère : je n’étais pas revenue sur ma décision quant à ma tenue. La cérémonie débuta. J’étais toujours seule. Pour ne pas laisser la rage me gagner, je décortiquai un à un les vêtements des invités. Certains accessoires retinrent mon attention, comme une ceinture en tissu savamment nouée et qui suffisait à rehausser la robe la plus simple ou encore une pochette en soierie que je pourrais coudre et décliner à l’infini. Cependant, d’autres femmes devraient revoir leur copie. À croire qu’elles faisaient tout pour paraître dix ans de plus. Un ourlet raccourci, deux centimètres de talons en plus, la disparition du rang de perles et du col Claudine ; leur allure serait métamorphosée.

L’échange des consentements venait d’avoir lieu lorsque je sentis quelqu’un se glisser à côté de moi. Pierre nous faisait enfin l’honneur de sa présence. Il osait afficher un visage décontracté, agrémenté de cheveux encore mouillés.

— Quoi ? me dit-il.

– Ça ne te pose pas de problème d’arriver à cette heure-là ?

— Je te l’ai dit, le boulot. Tu as ma cravate ?

Je l’attrapai dans mon sac et la claquai violemment sur son torse.

Dès que la cérémonie fut finie, je sortis sans l’attendre. Je me mis à l’écart du perron de l’église, bras croisés. Pierre se permit de saluer d’autres invités avant de me rejoindre. Durant le folklore de la sortie de mariage — grains de riz et pétales de rose —, nous n’échangeâmes pas un mot. Ce fut chacun de son côté que nous nous rendîmes sur les lieux de la soirée. Un couple, deux voitures. Cherchez l’erreur.

J’étais au buffet, il me fallait du champagne sinon j’allais finir par sauter à la gorge de Pierre. Je l’apercevais, toujours sur le parking, faisant les cent pas, son téléphone portable vissé à l’oreille. Je sifflai ma première coupe en trois gorgées, et en réclamai aussitôt une seconde. Grâce aux soirées parisiennes de ces derniers mois, je supportais très bien l’alcool.

— Excuse-moi, me dit Pierre à l’oreille cinq minutes plus tard.

— Je connais la rengaine.

— Je n’y peux rien.

Je lui fis face.

— Plus de la moitié des invités sont des médecins, n’est-ce pas ?

Il acquiesça.

— Comment se fait-il que tu sois le seul pendu à son téléphone ? Et qui, par la même occasion, délaisse sa femme ?

Il soupira et regarda au loin.

— J’ai eu un souci cette nuit, et je m’inquiète. Bon, allez, on ne va pas s’engueuler devant tout le monde, s’il te plaît… ne fais pas d’histoires.

Je ris jaune et le regardai droit dans les yeux.

— Un « je suis désolé » suivi d’un baiser aurait été préférable pour débuter.

— Et si je te dis que tu es jolie…

— Pierre, le coupa Mathieu, ta femme n’est pas jolie, elle est splendide. Salut Iris !

Il me fit une bise. Mathieu, le seul confrère de Pierre avec qui je m’entendais bien. Un joyeux luron. Il s’était rangé deux ans auparavant, en épousant Stéphanie, aujourd’hui déjà enceinte de leur deuxième enfant. Il claqua une grande tape dans le dos de mon cher mari.

— Non, sérieux ! quand elle est entrée dans l’église, on s’est tous demandé qui c’était. Une vraie femme fatale. Stéphanie veut ta robe quand la p’tite sera née. Quelle réussite époustouflante !

— Merci, je vais aller la saluer, je ne l’ai pas encore vue.

Je trinquai avec lui, mais je m’abstins de le faire avec Pierre. Pour m’éloigner de mon mari, je pris à contrecœur la direction du groupe d’épouses de médecins. À mi-parcours, je me retournai. Pierre me suivait des yeux, l’air contrarié. Bien fait pour lui.

À table, les hommes parlaient boulot, colloques, opérations. Les femmes parlaient chiffons. Et pour la première fois, j’étais au centre de toutes les attentions. Elles n’avaient pas de mots assez forts pour me complimenter sur ma robe et les autres modèles que je leur montrai sur mon smartphone. Elles voulaient que je leur raconte mes soirées mondaines, les vernissages, les cocktails… Par moments, je croisais le regard de Pierre ; il me scrutait sérieusement quelques secondes, et retournait à sa conversation.

Une fois que le gâteau fut découpé et mangé, le bal débuta. Les rangs se clairsemèrent à notre table, comme à toutes les autres, hormis celle des grands-parents. Mon doigt tournait sur le bord de ma tasse de café. Pierre fit le tour de la table et vint s’asseoir à côté de moi.

— On va bientôt aller se coucher, je suis crevé.

Si, un instant, j’avais espéré qu’il m’invite, j’étais fixée.

— Où est passée l’éducation de ta mère ? Après ton retard de cet après-midi, on ne peut pas se permettre de partir comme des voleurs.

— Eh, Iris ! m’interpella Mathieu. J’ai souvenir que ton mari a deux pieds gauches, et comme ma femme est une baleine… tu danses ?

— Avec plaisir, lui répondis-je en me levant.

— Tu crois que tu peux avec des échasses pareilles ? me demanda-t-il en désignant mes chaussures.

— T’inquiète, je me suis entraînée.

Je pensai à Gabriel, et fus heureuse.

L’honneur était sauf. Après un rock endiablé avec Mathieu, je m’autorisai à danser toute seule. Depuis dix ans, j’étais toujours restée scotchée à Pierre, refusant de l’abandonner. C’était fini, cette époque. Je me trémoussais, perchée sur mes dix centimètres, au son des tubes de l’été précédent, Robin Thicke, Hollysiz. Et personne ne savait à quoi — ou plutôt à qui — je pensais. Il aurait apprécié le spectacle, et n’aurait peut-être pas été très sage.