Je finis par apercevoir Pierre, debout près de la piste, qui me faisait signe qu’il était l’heure. Je lançai un au revoir général, et le rejoignis. Quand je fus près de lui, il posa sa main sur mon cou et m’embrassa du bout des lèvres, presque timidement.
— Tu es belle, très belle ce soir… Je… je te regardais danser et… excuse-moi.
— Allons dormir.
Je me blottis contre son épaule en passant un bras autour de sa taille, il me serra fort, et nous quittâmes la soirée. Nous logions dans une chambre d’hôtes du lieu de réception. Nous allions participer au lendemain de mariage. Pour mon plus grand bonheur…
Je dormis très mal. Le sommeil de Pierre fut agité, il parla, je ne comprenais rien. J’étais dans les vapes lorsque j’ouvris un œil. Je remarquai pourtant Pierre, habillé et rasé de près, assis au pied du lit, la tête entre les mains.
— Tu es déjà debout ?
Il me dévisagea, une lueur de panique dans le regard.
— Tu vas m’en vouloir, mais…
Le brouillard se dissipa à la vitesse de la lumière.
— Tu te fous de moi, là ?
— Non, je suis navré.
Je bondis hors du lit et me postai devant lui. Il resta stoïque.
— J’en ai ma claque. Tu me fais venir à ce mariage dont je me moque comme de l’an quarante, et tu n’es même pas foutu d’arriver à l’heure. Si tu savais comme j’ai eu honte hier après-midi, à l’église. Et là… là…
Des larmes de rage perlèrent au coin de mes yeux.
— Tu cherches quoi ? crachai-je.
— Je suis à bout, et… tu ne m’aides pas.
— Et moi ? Je ne suis pas à bout, peut-être ? Je me bats pour sauver notre mariage, tu n’as même pas idée (je levai les yeux au ciel et secouai la tête)… Je fais face à ton indifférence, à ton manque d’intérêt vis-à-vis de moi, de ma carrière, du truc extraordinaire qui m’arrive à Paris, avec Marthe. Hier, tout le monde m’a complimentée, et toi, tu es resté de marbre ou tu pianotais sur ton téléphone. Si tu ne te ressaisis pas très vite, nous allons droit dans le mur. À moins qu’il ne soit déjà trop tard.
Il se leva, s’approcha de moi, visiblement pour m’embrasser. Je tournai la tête.
— C’est urgent, s’excusa-t-il encore. Si je règle ça, tout ira mieux après, je te le promets.
— Je ne te crois plus. C’est fini.
— Je te retrouve dès que je peux à la maison.
— Je n’y serai pas.
Je fouillai dans mon sac, en sortis un jean, un pull et mes vieilles Converse.
— Tu restes ici ? me demanda-t-il.
— Et puis quoi encore ! Je rentre à Paris, je fais comme toi, je vais bosser.
Je m’enfermai à clé dans la salle de bains et laissai enfin les larmes couler.
— Iris, ouvre-moi, s’il te plaît.
— Va-t’en, l’hôpital t’attend. Pire qu’une maîtresse !
La porte claqua.
Après avoir déposé mes affaires dans mon studio, je m’engouffrai dans le métro. Je devais aller à l’atelier. C’était le seul endroit capable de me calmer. J’avais espéré que Pierre serait revenu, qu’il m’aurait appelée. Rien.
J’oubliai mes problèmes conjugaux en découvrant la moto de Gabriel devant l’immeuble. Le soulagement et la joie m’envahirent. Et puis un sentiment de malaise. Je montai à l’atelier sans chercher à savoir s’il travaillait ou s’il était chez Marthe.
Je passai près de deux heures face à ma machine à coudre. Sans l’allumer. Sans prendre de tissu. Sans me lancer dans la confection d’un modèle. J’attrapai mon carnet de croquis et un crayon à papier. Ce fut comme si je n’avais jamais rien dessiné. J’étais au bout du rouleau. J’avais l’impression que je passais ma vie à lutter. Contre qui ? Contre quoi ?
Vu mon état d’esprit, le constat était simple, je n’arriverais à rien de bon. Je fermai l’atelier et descendis l’escalier.
— Que fais-tu là ? me demanda Gabriel, qui sortait de ses bureaux, au moment où j’atteignis le premier étage.
Il n’avait pas meilleure mine que moi, avec ses traits tirés et ses cernes. C’était la première fois que je le voyais ainsi. Pas rasé, en jean, baskets, gros sweat sous un blouson de cuir qui avait vécu.
— Je suis venue travailler, lui répondis-je.
— Je croyais que tu rentrais demain.
— C’est ce qui était prévu, en effet.
— Et le mariage, alors ?
Je ris jaune.
— Génial… Là, tu vois, je vais me coucher.
Côte à côte nous rejoignîmes le rez-de-chaussée. Arrivés dans la rue, comme deux idiots, nous ne savions pas quoi nous dire. Chacun fuyait le regard de l’autre, c’était déstabilisant. Gabriel avança vers sa moto.
— Bon…, bah, j’y vais.
— Bonne soirée, lui répondis-je.
Je lui fis un petit sourire et un signe de la main avant de m’éloigner.
— Si tu n’avais pas peur, je t’aurais proposé un tour.
Je stoppai net, me retournai. Il avait l’air moins sûr de lui qu’à l’accoutumée.
— O.K.
C’était sorti tout seul, je voulais rester avec lui. Il plissa les yeux, sonda ma détermination. Il dut être satisfait.
— Ne bouge pas.
Il courut vers l’immeuble et revint cinq minutes plus tard un deuxième casque et un blouson à la main. Je m’approchai de l’engin. Je me sentis mal.
— Je ne suis pas quelqu’un de sérieux, sauf pour ça. Fais-moi confiance.
Je hochai la tête. Il me sourit et me tendit le blouson, que j’enfilai. Il était à ma taille. Je regardai Gabriel et haussai un sourcil. Il eut presque l’air gêné, s’ébouriffa les cheveux.
— Je t’en ai acheté un, je savais que tu craquerais un jour ou l’autre.
J’allais lui répondre, mais il anticipa en levant la main.
— Ne dis rien, s’il te plaît… écoute-moi maintenant.
Il me fit un topo sur les consignes de sécurité, me mit le casque et vérifia qu’il était correctement attaché. Puis il enfourcha sa moto et me fixa en penchant la tête sur le côté.
— Tu sais ce qu’il te reste à faire ?
Il rit. Je fis les deux pas qui me séparaient de la monture. Je posai ma main sur son épaule et grimpai derrière lui.
— Trouve ta position. Accroche-toi à moi si tu veux. Et n’oublie pas : suis mes mouvements, laisse-toi aller et tout ira bien. O.K. ?
— Oui, couinai-je.
Je rabattis ma visière, il me fit un clin d’œil avant de faire de même. Comme il me l’avait conseillé, je serrai les genoux contre ses cuisses et m’accrochai à sa taille. C’était ainsi que je me sentais le mieux. Il démarra la moto, le bruit du moteur me terrorisa, la chaleur qui se dégageait des pots d’échappement me surprit, et avant que je n’aie le temps de réagir, nous étions partis. Il roulait lentement. Je me sentais bien, j’étais en sécurité. Je me lovai contre son corps. À un feu rouge, il prit ma main dans la sienne. Il la tint jusqu’au moment de pousser l’accélérateur. Nous roulions. Vite. De plus en plus vite. Il emprunta les quais de Seine. La moto slalomait entre les voitures. J’étais grisée par son corps, la vitesse, l’intime conviction que je pourrais le suivre à l’autre bout du monde, que plus rien ne comptait à part cet instant. Arrêté à nouveau à un feu rouge, il leva sa visière. Je l’imitai.
— Alors ?
— Encore… s’il te plaît.
La moto fila. L’espace de cette balade, nous ne faisions qu’un et je voulais en profiter.