Après avoir découvert les pointes sur le périphérique et les virages serrés, je réalisai que la nuit était tombée. Un dernier slalom entre les voitures sur le boulevard Beaumarchais, et Gabriel gara la moto près de la place de la République. Il me fit signe de descendre, je réussis à retirer mon casque toute seule. Mes membres tremblaient en raison de la tension que je leur avais imposée durant ces deux bonnes heures de conduite.
— J’ai la dalle, on va manger, me dit-il.
— D’accord.
Nous marchions côte à côte dans les rues de Paris, casque à la main.
— Une vraie motarde ! ironisa-t-il.
Je lui mis un coup de coude dans les côtes et accélérai le pas. Il éclata de rire, me rattrapa et me prit par le bras.
— Tu vas où comme ça ? me demanda-t-il en riant.
— Aucune idée.
— Viens.
On fit demi-tour pour entrer au Royal Kebab. Tout y était : l’odeur indéfinissable de viande de mouton grillée et légèrement suspecte, les posters défraîchis, la guirlande lumineuse au-dessus de la photo du bled, les vieilles tables en Formica, les fêtards qui n’avaient pas fermé l’œil depuis deux jours, la télévision qui retransmettait un match de foot. J’adorais être là avec Gabriel. C’était d’ailleurs un habitué, il salua le patron d’une accolade. Lorsque celui-ci me remarqua, il lui fit un clin d’œil puis me gratifia d’un petit signe de tête. Gabriel se retourna vers moi.
– Ça te va ?
— Je suis fan. Promis.
Il parut soulagé. Je l’écoutai commander son maxi kebab-frites, avec la totale, salade, tomates, oignons et sauce samouraï. Le patron me désigna d’un geste.
— Et ta gazelle, elle veut quoi ?
Gabriel me jaugea.
— Tu lui mets un simple sans oignons.
— La gazelle sait ce qu’elle veut, le coupai-je.
Notre restaurateur éclata de rire, suivi de près par Gabriel.
— Eh bah, tu dois pas t’emmerder avec ça. Je t’écoute ?
— Un normal, avec salade, tomates et oignons. Je veux de la sauce blanche. Et… sur les frites aussi.
Je souris. Je sentais le regard de Gabriel. Il se pencha légèrement vers moi et me parla à l’oreille.
— Gourmande ?
— Très.
Il siffla entre ses dents. Je le laissai au comptoir discuter sport avec le patron et allai m’asseoir. J’étais si heureuse de le découvrir autrement que comme une arme de séduction massive. Son côté canaille n’en était que renforcé, le naturel reprenait le dessus. Sa décontraction me fit du bien : toute la pression des dernières vingt-quatre heures était retombée, je me sentais libérée et libre. Moi-même, en quelque sorte.
— Madame est servie, me dit Gabriel en déposant notre plateau en plastique rouge sur la table.
— Madame te remercie.
Il attaqua son repas. Je prenais plus de plaisir à le voir dévorer son kebab, se léchant les doigts pour ne pas en perdre une miette, qu’à manger le mien. On aurait dit un enfant. Je finis par caler, il termina mes restes. Rassasié, il étouffa un rot. Je ris.
— Si Marthe te voyait !
— Elle me hacherait menu, comme lorsqu’elle a découvert que je m’étais fait tatouer.
— Bad boy jusqu’au bout ?
— Ouais, j’ai un beau, gros tatouage.
– À tout hasard, ce sont des ailes dans le dos ?
J’avais tenté le coup. Il arqua un sourcil.
— Version ange déchu, m’apprit-il.
Je ris en levant les yeux au ciel.
— Tu es terrible.
Il s’avachit dans sa chaise et me fixa.
— Pourquoi tu as fait ça ? lui demandai-je.
— Ma crise d’adolescence à vingt-cinq ans. Juste pour la mettre en rogne.
— Je n’oserais pas défier Marthe, lui annonçai-je.
— Ne le fais jamais. Même si tu as pris confiance en toi.
— Tu trouves ?
— Tu n’es plus la femme timorée de ton arrivée.
— Et c’est bien ?
— Très bien. C’est beau à voir. Tu as toujours été féminine et belle, là-dessus, y a rien à dire. Mais aujourd’hui, quand je te vois marcher, avancer, réussir, si sûre de toi… J’ai de plus en plus de difficulté à t’imaginer dans ton autre vie.
Gabriel soupira.
— Je te ramène ? me proposa-t-il brutalement, alors même que ses paroles avaient du mal à s’imprimer dans mon esprit.
— Si tu veux.
Nous nous levâmes et renfilâmes nos blousons. Je fis un petit signe au patron, Gabriel alla lui serrer la main.
— Bonne nuit, les amoureux ! lança-t-il au moment où nous franchissions le seuil.
Mon cœur eut un raté. Gabriel marqua un temps d’arrêt. Et ce fut en silence que l’on se dirigea vers la moto.
— Tu veux un coup de main pour ton casque ?
— Quelqu’un m’a dit que j’étais une vraie motarde.
Notre fou rire dissipa la lourdeur de l’atmosphère.
Voilà, nous étions devant chez moi. Je descendis de la moto, retirai mon casque et le rendis à Gabriel. Il le posa derrière lui, se mit debout lui aussi, et à visage découvert.
— Va te coucher, tu as petite mine, affirma-t-il.
— C’est vrai, je suis fatiguée.
Je ne pouvais m’empêcher de le regarder. J’avais des étoiles dans les yeux. Je le savais. Je m’en moquais. Il s’était passé quelque chose aujourd’hui, comme lorsque nous avions dansé. Un nouveau cap était franchi. Mon corps agit avant que ma conscience ne réagisse : je me jetai à son cou. Ses bras se refermèrent sur moi. Mon Dieu, je n’aurais jamais cru me sentir si bien là. À ma place. Une place à laquelle je n’avais pas droit. À moins que…
— Merci, Gabriel… merci….
— Pas de quoi.
— Cette journée a commencé de la pire des façons, et tu as tout changé, tu ne sauras jamais à quel point.
Je serrai plus fort son cou. Il embrassa mes cheveux. J’eus des frissons.
— Va dormir. Ça ira mieux demain.
Je le lâchai, reculai et lui souris. Il enfourcha sa moto. Je me retournai une dernière fois vers lui avant de pénétrer dans la cour de mon immeuble. Il me fixait toujours. Je me dis que j’avais besoin de réfléchir à ma vie, à mon avenir. Sérieusement.
— 8 —
Le lendemain matin, je marchais vers l’atelier lorsque mon téléphone sonna. Pierre. C’était le premier signe de vie depuis que nous nous étions quittés la veille. Je respirai un grand coup avant de décrocher.
— Bonjour, lui dis-je simplement.
– Ça va ?
— Je ne sais pas.
Je m’arrêtai dans la rue, à deux pas de l’atelier.
— Je n’ai pas d’excuses pour ce que je t’ai fait ce week-end. Je suis allé trop loin.
— Pierre, je suis fatiguée… fatiguée de me battre pour nous… fatiguée de te répéter les mêmes choses.
— Ne me dis pas que c’est trop tard ?
Gabriel choisit ce moment pour sortir de l’immeuble. Il me vit, me sourit et commença à avancer vers moi. J’étais coupée en deux.
— Iris, s’il te plaît…, supplia Pierre.
Je fis non de la tête à Gabriel. Il se figea et fronça les sourcils. Je lui fis signe que tout allait bien. Il parut rassuré, m’envoya un baiser de la main, puis fit demi-tour pour s’engouffrer dans le taxi qui l’attendait.
— Je ne veux pas te perdre, me dit Pierre d’une voix brisée.
— Je suis là, lui répondis-je en fixant le taxi qui filait.
— Est-ce que tu rentres le week-end prochain ?
— Oui… non… attends… Vendredi, il y a une réception chez Marthe.
— Je peux venir ?
Je tremblai et me mis à faire les cent pas.
— Pourquoi ?
— Je veux comprendre, je veux assister à ta réussite. Je veux faire partie de ta nouvelle vie.