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Une phrase de Marthe revenait continuellement : « Penses-tu sincèrement t’épanouir en faisant des ourlets et des jupes droites pour le troisième âge toute ta vie ? »

Telle une desperate housewife, je comptais les heures en attendant le retour de Pierre chaque soir. Je l’accueillais toujours le sourire aux lèvres. Je n’avais rien à lui reprocher. Comme s’il avait fait le grand ménage de ses défauts et décidé d’être un autre homme : plus jamais il ne rentrait à des heures indues, s’il prenait une garde, il me prévenait le plus tôt possible, il se limitait aux astreintes obligatoires ; il me faisait de la pub auprès de ses collègues, des infirmières. Les week-ends, il les passait à la maison avec moi. Il faisait des projets de vacances, d’escapades. Et il parlait de plus en plus souvent de notre futur bébé. Je me disais que je n’en voulais pas pour le moment. Je gardais ça pour moi et repoussais le jour où j’arrêterais ma pilule. Je sentais qu’il m’observait. Surtout le soir, lorsque nous regardions la télévision et que nous n’avions rien à nous dire. Il honorait à nouveau son devoir conjugal. Cependant, chaque fois que nous faisions l’amour, je devais combattre les flashs ; je pensais à Gabriel. À tel point qu’au moment de jouir je ne savais jamais si c’était le corps de Pierre ou le souvenir de Gabriel et de ses lèvres qui déclenchaient mon plaisir. Gabriel… De lui, en réalité, il ne me restait rien. Comme si je ne l’avais jamais connu, comme s’il n’avait jamais fait partie de ma vie. Les rares fois où je sortais me balader en ville, si je croisais un homme qui portait Eau Sauvage, je sniffais l’air ambiant, cherchant désespérément à raviver son souvenir. Invariablement, je me disais que j’étais stupide. Cent fois, je repassai notre scène d’adieux dans ma tête. Et une seule conclusion s’imposait : il ne m’avait pas retenue.

Au-delà de Gabriel, c’était toute ma vie parisienne qui me manquait. L’adrénaline des commandes, les bruits de l’atelier, les filles, les machines, les clientes qui riaient et bavassaient, les réceptions, les vernissages, les courses en taxi, les chaussures vertigineuses. Et Marthe. Je ne savais plus coudre sans elle. Elle m’avait révélée. Elle était mon inspiration. Elle m’avait tout repris.

Je craquai un soir au retour de Pierre. Il me trouva en larmes devant ma machine à coudre. Le grenier était en chantier : des bouts de tissu dispersés aux quatre coins de la pièce, des essais de robes à même le sol. Rien de fini. Rien d’abouti.

— Iris, mon dieu, que s’est-il passé ici ? me dit-il en se précipitant vers moi.

— Je n’ai rien à faire, je n’y arrive plus, lui répondis-je en hoquetant.

— Marthe ne t’envoie pas de commandes ?

Je n’avais pas voulu lui raconter ce qui s’était passé, mais cette fois, je n’avais plus le choix.

— Elle m’a virée.

En omettant sa part de responsabilité dans l’affaire, j’expliquai à Pierre que tout était fini.

— Et ce Gabriel ? Il ne peut pas faire quelque chose pour toi ?

— Non, lui répondis-je simplement.

— Je te l’avais dit au tout début, je t’avais mise en garde, ces gens-là ne sont pas dignes de confiance. Tu as tout fait selon leur bon vouloir, et voilà où tu en es.

Il me prit dans ses bras et me serra fort. Puis il passa la soirée à me remonter le moral, à chercher des solutions pour me faire connaître. Il me répéta combien il croyait en moi, qu’il me soutenait, et qu’un jour ou l’autre je percerais chez nous.

Ce soir-là, nous sortions. Nous étions invités à dîner chez des amis. Je m’étais préparée en attendant Pierre. Préparer était un bien grand mot : j’avais simplement troqué mes Converse pour des escarpins honteusement bas au goût de Marthe. Lorsque Pierre passa me prendre, il me fit part de son étonnement après que je fus montée en voiture.

— Je pensais que tu allais en profiter pour mettre une de tes merveilles.

— Ce n’est qu’un dîner chez des amis. Je n’allais pas m’endimancher.

Je soupirai et regardai par la vitre. Il n’y avait pas grand-chose à voir, il faisait nuit noire.

— Ma chérie…

Je levai la main pour le faire taire.

– Ça fait cent fois que je te le demande, ne m’appelle plus comme ça, s’il te plaît.

— Pourquoi ?

Parce que Marthe m’appelle — m’appelait — comme ça.

— Je te l’ai déjà dit, on croirait ton père.

— Mon amour, ça t’irait ?

Je le regardai et lui fis un sourire que je savais triste et désabusé.

– Ça ne te ressemble pas.

Nous venions de nous garer devant la maison de nos hôtes. Il posa sa main sur ma joue.

— Je m’inquiète, tu as l’air si triste.

— Tout va bien, ne t’en fais pas.

— Passe à autre chose, s’il te plaît. Retrouve ton sourire. Cette femme ne va pas te détruire. Tu existes sans elle, le talent, tu l’avais avant de la rencontrer, elle t’a aidée, certes, mais tu sais coudre seule. Et ta vie est ici, avec moi.

— Promis.

La soirée fut sympathique, mais je ne faisais que de la figuration, je le savais. Nous rentrâmes chez nous en silence. L’inquiétude de Pierre était palpable, son agacement naissant, aussi.

La journée du lendemain, je décidai de me ressaisir. Pierre ne méritait pas ce que je lui faisais vivre depuis mon retour. J’étais revenue à la maison parce que je le voulais, parce que je désirais vivre avec lui, pour sauver notre couple. J’avais fait le choix de la raison. Et contrairement à lui, qui avait su se remettre en question — il en faisait même un peu trop —, moi, je stagnais. Pire, je régressais. J’étais dans un état encore plus lamentable qu’à la grande époque de la banque. Mon devoir aujourd’hui était de lui montrer que j’étais heureuse d’être avec lui, à la maison, que j’étais devenue une guerrière. Je tirai un trait ferme et définitif sur mon aventure parisienne ; j’allais lui annoncer que j’arrêtais ma contraception. Je ne pouvais pas reculer plus longtemps.

La matinée me suffit pour me confectionner une jolie robe noire. Je retrouvai l’inspiration, seule. La seconde étape fut la cuisine : je fis un tour express chez le boucher, le pâtissier et le primeur, et je préparai un carpaccio de bœuf, son plat préféré. Ensuite, je m’enfermai dans la salle de bains. Tout y passa : épilation, gommage, soin du visage. J’allais être la femme fatale de mon mari ; j’enfilai la plus belle lingerie que Marthe m’avait offerte, porte-jarretelles compris. J’étais ravie du résultat de mon travail du jour : la robe était parfaite, sobre, discrète. J’eus un coup au cœur en chaussant mes stilettos. Je me forçais à me dire que je ne trahissais pas Gabriel. J’avais ma vie, il avait la sienne. Dernière étape : je dressai un joli couvert avec notre vaisselle de mariage, allumai des chandelles, mis le vin à décanter dans une carafe. Il ne manquait plus que Pierre.

J’entendis sa voiture se garer devant chez nous. Je partis allumer la chaîne hi-fi et lançai le nouvel album de Lana Del Rey. Ces derniers temps, j’écoutai en boucle Summertime Sadness. Cinq minutes passèrent, Pierre n’était toujours pas là. Je sortis par la porte de la cuisine, qui donnait sur le jardin. J’aperçus sa silhouette dans la pénombre ; il était au téléphone. J’espérais de tout cœur que ce n’était pas l’hôpital qui le rappelait pour une urgence. Tous mes plans tomberaient à l’eau et je doutais de ma capacité à recommencer. Quelque part au fond de moi, je savais que c’était la soirée de la dernière chance. J’avais besoin de savoir si j’avais fait le bon choix, si je me sentais à ma place… Je devais en avoir le cœur net. J’avançai discrètement et entendis la voix de mon mari.