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Les jours qui suivirent, une routine se mit en place. Je consacrai la plus grande partie de mon temps à me remettre au travail, assidûment, sérieusement et avec conviction. Je préparais ma première vraie collection automne-hiver. À midi, je grignotais dans la cuisine en compagnie de Jacques — c’était notre petit secret —, Marthe déjeunait chaque jour à l’extérieur pour ses différentes activités. Ces petites pauses m’en apprirent un peu plus sur lui : il travaillait de 7 heures à 21 heures pour elle et habitait à deux rues de là — Marthe les logeait, lui et sa famille —, il occupait cet emploi depuis plus de vingt ans. J’en profitai pour tenter ma chance. Je reçus une fin de non-recevoir ; il ne répondrait à aucune question sur sa patronne. Malgré la frustration, je respectai cette preuve d’honnêteté et de loyauté, et n’abordai plus le sujet. Le soir, si j’avais besoin de me réapprovisionner en matière première, je descendais à l’atelier, mais uniquement lorsqu’il était désert. Marthe m’y rejoignait, mes croquis à la main. Nous passions de longs moments à discuter de la qualité des étoffes. Nous dînions fréquemment au restaurant, toujours en tête à tête. Et lorsque nous rentrions, chacune s’installait dans un canapé du séjour pour lire. Souvent, j’étais distraite par son observation, je levais la tête et surprenais son regard sur moi. Je baissais les yeux la première, gênée d’être l’objet de son attention : je savais qu’elle me détaillait sous toutes les coutures. J’échangeai quelques coups de téléphone houleux avec mes parents et surtout avec Pierre, après qu’il eut reçu des nouvelles de l’avocat ; il n’acceptait pas que je presse autant la fin de notre mariage. Sur le conseil de mon mentor, je ne répondais plus à ses appels. Je ne cessais de penser à Gabriel et à l’instant où nous allions nous revoir, à sa réaction. Je préférais ne pas me confier à Marthe, car les rares fois où j’avais prononcé son prénom, elle s’était crispée d’une façon inexplicable.

Mais le temps me semblait long, et ce havre de paix qu’avait représenté l’appartement de Marthe à mon arrivée se transformait peu à peu en cage dorée. À part elle et Jacques, je ne côtoyais personne. Je vivais comme une convalescente. Autant les premiers jours, j’avais savouré le repos que me procurait Marthe en pensant et en décidant à ma place, autant cela commençait à me peser, à me renvoyer une image de petite fille que je ne pensais plus être.

Plus de deux semaines que je vivais chez Marthe. J’étais derrière ma machine à coudre lorsqu’elle entra dans mon pseudo-atelier. Elle marcha tranquillement vers moi, posa sa main sur mon épaule et en dégagea mes cheveux. Elle effleura mon cou. Ses caresses étaient de plus en plus fréquentes et intrusives. Cette nouvelle intimité me mettait mal à l’aise.

— Comment s’est passée ta journée ?

— Très bien, j’ai avancé sur votre robe.

Je me levai et m’approchai du mannequin où la robe était disposée.

— C’est parfait, je la porterai demain.

Je me retournai d’un coup.

— Demain ?

— J’ai décidé d’organiser un cocktail. C’est pour signer ton retour, tout le monde te verra, et cela relancera ton activité.

Si je n’avais pas eu peur de passer pour une gamine ingrate auprès d’elle, j’aurais poussé un ouf de soulagement. Mais rapidement, l’angoisse monta. Gabriel serait-il là ? Était-il rentré de ses déplacements ? Était-il au courant de ma présence ? Marthe saisit mon menton et le releva.

– À quoi penses-tu, ma chérie ?

— Euh… rien… Enfin si, vous devez essayer votre robe, elle doit être parfaite.

Elle esquissa un petit sourire.

— Elle le sera, comme toi.

Elle afficha un air énigmatique, me saisit par le menton et m’attira à elle, posa ses lèvres à la commissure des miennes et s’y attarda ce qui me sembla une éternité. Puis, elle s’éloigna. Au moment de franchir la porte, elle se retourna, et planta ses yeux dans les miens. J’eus l’impression d’être nue.

— Tu es seule ce soir, je dîne dehors. Nous nous retrouverons demain.

Elle sortit. Et je restai les pieds vissés au sol, perturbée, effarée même. Je n’aimais pas cette bise qui n’en était pas une. C’était un baiser.

— 10 —

Lorsque je descendis prendre mon petit déjeuner, je me retrouvai prise dans l’effervescence des préparatifs de la soirée. Je n’y avais jamais assisté de l’intérieur. Dans un autre contexte, j’aurais apprécié de passer la journée à observer, mais je n’avais pas l’esprit à la fête. L’angoisse me tiraillait, la nervosité me rongeait et le trouble ne me quittait pas depuis la veille. Je n’aimais pas le sentiment de méfiance que m’inspirait Marthe. Durant la nuit, il n’avait cessé d’enfler, sans que j’arrive à rationaliser. J’espérais que son attitude aujourd’hui me prouverait que j’avais mal interprété son geste. Et le plus tôt serait le mieux. Dans le cas contraire — je refusais d’y penser —, je n’avais aucune idée de comment réagir. J’en fus pour mes frais en arrivant dans la cuisine, lorsque Jacques m’apprit que, selon ses habitudes, elle était absente chaque jour qui précédait une réception. Ce fut donc à lui que je remis sa robe, comme la toute première fois. Je passai le reste de la journée barricadée entre ma chambre et mon atelier.

Vingt heures. J’entendais les premiers invités. Aucun signe de vie de Marthe. Mon estomac était noué. Gabriel viendrait-il ? Était-il déjà là ? Je venais de finir de me maquiller et de me coiffer, mes cheveux étaient relevés en chignon bas. Uniquement vêtue de mon string, je m’approchai de mon dressing et l’ouvris. Premier souffle, je mis mes stilettos. Second souffle, je retirai du cintre ma robe rouge. Troisième souffle, je l’enfilai. Et dernier souffle, je m’observai dans le miroir. Si mes souvenirs étaient justes, Gabriel ne m’avait jamais autant désirée que lorsqu’il avait assisté à la séance d’essayage de cette robe. Mon seul espoir, ma seule attente, était de réveiller son intérêt et son attirance pour moi. Pour la suite, on verrait plus tard…

J’étais prête. Je sortis de ma chambre et pris le couloir pour rejoindre le rez-de-chaussée. Jacques était en bas de l’escalier. Il me sourit gentiment en me voyant.

— Iris, vous êtes la plus belle femme de la soirée.

— Merci, Jacques, mais vous savez aussi bien que moi que c’est faux.

— Elle vous attend…

— J’y vais.

J’inspirai profondément.

— Si vous avez besoin de quelque chose ce soir, je suis là, me dit-il.

Je lui souris en guise de remerciement. Puis je m’avançai vers ce que je considérais comme mon grand retour dans la civilisation.

Lorsque j’entrai dans le grand salon, plusieurs têtes se tournèrent. Certains invités, visiblement déconcertés par ma présence, mirent du temps à répondre aux salutations que je leur envoyai. Comme s’ils voyaient une revenante. Gabriel brillait par son absence. Je sentis le regard de Marthe sur moi avant même de la repérer, et m’avançai vers elle. Elle souriait, victorieuse ; elle avait retrouvé son élève. Je me tins face à elle, nous restâmes de longues secondes à nous dévisager. Puis elle s’approcha et posa ses lèvres sur ma joue.

— Parfaite, comme je te l’avais dit.

— Merci, Marthe.

Nous reprîmes nos habitudes. Je cherchai dans chacun de ses gestes, chacune de ses paroles, une signification, une indication qui m’aurait échappé jusque-là. Elle me tenait par le coude et moi, je l’écoutais parler à ses invités. Rien d’anormal. Je ne prenais la parole que lorsque je sentais le moment venu de proposer des rendez-vous pour découvrir la nouvelle collection en préparation. Là non plus, rien ne sortait de l’ordinaire…