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Une ancienne cliente manifesta son impatience.

— Quel jour puis-je passer à l’atelier ?

Je bredouillai et regardai Marthe. J’allais lui demander l’autorisation, comme une enfant.

— Puis-je retourner y travailler ?

— Bien sûr, ma chérie, l’atelier est à toi.

Je ne profitai pas de cette merveilleuse nouvelle. Gabriel venait de pénétrer à son tour dans le grand salon. De loin, je trouvai qu’il avait maigri, en tout cas, son visage paraissait émacié. Quelque chose en lui avait changé. Ce n’était plus le chien fou que je connaissais, sa nonchalance séductrice avait disparu. Ma respiration s’accéléra. Mon corps se tendit imperceptiblement vers lui. Comme dans un brouillard, j’entendis Marthe m’appeler.

— Iris !

— Pardon, excusez-moi, je…

J’eus l’impression de me réveiller et me souvins de la cliente.

— Euh… vous disiez… Ah oui… Passez la semaine prochaine, j’aurai eu le temps de me réinstaller à l’atelier. Je serai heureuse de vous accueillir.

Je jetai un coup d’œil à Marthe, elle semblait furieuse. Je me recroquevillai.

— Droite, cambrée, siffla-t-elle entre ses dents.

Je fermai les yeux deux secondes avant de me redresser. Marthe reprit la conversation avec un naturel déconcertant. Et soudain, j’entendis une voix éraillée — au moins, elle, elle n’avait pas changé.

— Marthe, enfin…

Il s’interrompit en me découvrant à ses côtés.

— Gabriel, mon chéri, j’ai cru que tu n’arriverais jamais.

Elle tenait fermement mon coude. Ses ongles pénétrèrent dans ma chair à me faire mal. J’accrochai le regard de Gabriel. Il me détailla de haut en bas, avisa la poigne de Marthe. Ses mâchoires se crispèrent, il but cul sec sa flûte de champagne et arbora un sourire ironique.

— Iris est de retour parmi nous pour la soirée ?

— Mon chéri, tu étais tellement occupé ces temps-ci que je n’ai pas eu l’occasion de te l’apprendre : Iris a repris ta chambre ici même, elle vit avec moi depuis deux semaines.

Il pâlit, ouvrit les yeux un peu plus grand, puis secoua la tête. Lorsqu’il la regarda, chacun de ses traits montrait le contrôle dont il était capable.

— Tu as toujours eu de grands projets pour elle, tu dois être aux anges.

— Tu me connais si bien.

— Trop bien même.

— Iris (il se tourna vers moi), c’est un plaisir.

Pourquoi cela sonnait-il si faux ? La dureté de son regard, la tension de son corps m’indiquaient tout le contraire.

— Gabriel… je…

— Excuse-moi, je suis attendu.

Il tourna les talons, vola un verre sur le plateau d’un serveur, et fila sur le balcon. Seul. Pour ne pas amplifier la colère de Marthe à mon égard, je pris sur moi et fis bonne figure.

Durant plus d’une heure, je donnai l’impression d’ignorer Gabriel. Marthe baissa enfin sa garde. Je pus évoluer entre les invités à mon gré. Lorsque s’entamait une conversation, je répondais par oui ou par non, je riais lorsque je voyais les autres convives s’esclaffer. Toute mon attention se focalisait sur Gabriel. Il était resté sur le balcon, figé près de la porte-fenêtre ouverte. Il buvait verre sur verre, sans me quitter des yeux, la mine sombre. Il ne m’avait jamais paru aussi dangereux, son expression était ombrageuse, dévoreuse ; il penchait la tête, observait mes jambes, puis ses yeux remontaient le long de mon corps. Si une femme venait lui quémander de l’attention, il l’envoyait paître. De temps à autre, il cherchait Marthe du regard.

Cette tension devint insupportable. Je m’éclipsai et partis me réfugier en cuisine. Jacques y supervisait les serveurs. Il ne fit aucun commentaire. Je me servis un verre d’eau au robinet, bus une gorgée et le vidai dans l’évier. Je me ventilai en battant des mains devant mon visage.

— J’y retourne, marmonnai-je.

J’avais à peine fait quelques pas dans le couloir que Gabriel se matérialisa comme par enchantement devant moi. Ses yeux étaient injectés de sang, de la sueur perlait sur ses tempes, son costume était négligé.

— Pourquoi es-tu revenue ?

Il transpirait de colère.

— Ne t’inquiète pas, je ne vais pas te courir après, j’ai compris…

Il franchit les deux pas qui nous séparaient et me plaqua violemment au mur. Sa bouche effleura ma tempe, ma joue, mes lèvres. Son haleine empestait l’alcool. Il haletait, moi aussi.

— Tu n’aurais pas dû revenir.

Sa voix tremblait de rage.

— Pourquoi ?

— Parce que cette vie n’est pas la tienne.

— Et si j’en veux, de cette vie ?

— Putain !

Il donna un coup de poing dans le mur. Je sursautai et fermai les yeux.

— Tu ne sais pas ce que ça signifie !

Il parlait de plus en plus fort.

— Que se passe-t-il ?

Jacques était sorti de la cuisine. Il se plaça derrière Gabriel et posa sa main sur son épaule.

— Il vaudrait mieux partir, mon garçon, lui dit-il. Ce n’est pas le lieu, et encore moins le moment.

Une vague de tristesse et d’inquiétude s’abattit sur le visage de Gabriel. Il s’écarta vivement de moi. Le mur m’empêcha de m’effondrer. Il s’approcha de Jacques.

— Empêchez-la de nuire, lui dit-il.

— Je ferai ce que je peux.

Jacques donna une tape dans le dos de Gabriel et l’entraîna fermement vers la sortie.

— Ne pars pas, murmurai-je.

J’avais l’impression de devenir folle. Qu’avait-il voulu dire ?

— Il faut y retourner maintenant, me dit Jacques, que je n’avais pas vu revenir.

Totalement hébétée, je levai les yeux vers lui.

— Marthe va s’inquiéter si vous disparaissez trop longtemps, répondit-il à ma question muette.

— Mais Gabriel… il ne va pas bien. Je ne peux pas le laisser comme ça.

— Il est solide. Vous n’arrangeriez pas les choses en le suivant ce soir.

— Jacques, pourquoi croyez-vous que je pourrais nuire ?

— Ce n’est pas de vous qu’il parlait.

Je hochai la tête et partis reprendre ma place au milieu des invités. Je croisai le regard de Marthe, féroce.

Les invités partaient les uns après les autres. La peur s’insinuait comme un venin ; j’avais des sueurs froides. Si j’avais pu, je serais partie avec eux. Lorsqu’il ne resta plus personne, Marthe renvoya Jacques chez lui. Je perçus le regard inquiet qu’il me lança avant de quitter les lieux. Intérieurement, tout mon être criait : « Emmenez-moi, ne me laissez pas seule avec elle ! » Le silence était étouffant. Le plus naturellement possible, je pris la direction de l’escalier : lui échapper au plus vite.

— Je vais me coucher, Marthe, je suis fatiguée. Merci pour ce soir, vous aviez raison, les clientes sont ravies.

Je n’eus pas le temps de poser le pied sur la première marche.

— Reste ici !

Sa voix était tranchante comme une lame de rasoir. Je sursautai. Mes épaules se voûtèrent. Je fermai les yeux.

— Regarde-moi !

Je lui obéis. Sa beauté était devenue macabre. La blancheur de son teint, ses lèvres rouge sang, son regard noir.

— Depuis quand es-tu la maîtresse de Gabriel ?

— Je ne l’ai jamais été.

— Tu n’es qu’une petite menteuse.

— Non, je vous jure. Je n’ai jamais fait l’amour avec lui.

— Faire l’amour ! Quelle ineptie !