— J’ai trouvé une formation de couturière.
— Tu te moques de moi, j’espère.
— J’en ai l’air ?
Il me regarda comme si j’étais une demeurée.
— Mais c’est de la folie ! Ce qui est fait est fait. C’est trop tard, tu ne seras jamais couturière. Tes parents t’ont fait une crasse…
— Une crasse ? Là, c’est toi qui te fous de moi !
Je bondis de ma chaise.
— C’est trop tard, insista-t-il. Tu ne vas pas reprendre des études à ton âge… enfin des études c’est beaucoup dire. Ça ne va rien changer à ta situation.
— Bien sûr que si. Après ma formation, j’ouvre ma boutique. Je commencerai par être retoucheuse et puis je compte développer une clientèle pour faire des choses plus intéressantes, du sur-mesure…
— Attends, attends !
Il se leva à son tour et se mit à faire les cent pas.
— Tu veux être retoucheuse ?
— Pour commencer, oui. Je ne vais pas avoir le choix.
— C’est du délire ! Et tu te retrouveras à quatre pattes devant nos amis pour faire leurs ourlets ? Je ne te parle même pas de la conversation en soirée !
— Tu te préoccupes davantage du qu’en-dira-t-on que de mon bonheur ? Tu es bien d’accord avec mes parents, en fait !
— Tout de suite les grands mots ! Écoute, Iris, là, tu me fatigues. Tu fais tout à l’opposé de nos plans de vie. Je ne te reconnais plus.
Il attrapa une veste qui traînait.
— Je vais prendre l’air.
— Vas-y, fais comme d’habitude, fuis la discussion !
Il sortit dans le jardin et disparut dans l’obscurité. Après quelques instants où je restai tétanisée, je soufflai les bougies et commençai à débarrasser la table. Je nettoyai tout, seule, le visage ravagé par les larmes. Des larmes de rage et de tristesse mêlées. La tête au-dessus de l’évier, je reniflais bruyamment. Comment une soirée qui avait si bien commencé pouvait-elle partir en vrille à une telle vitesse ? Que nous arrivait-il ? Nous étions devenus des étrangers, ne parlant pas la même langue, incapables d’écouter l’autre et de comprendre ses attentes.
Vingt minutes plus tard, j’entendis la porte claquer. Je retirai mes gants Mapa, et allai à sa rencontre. Il me jeta un regard froid.
— Laisse-moi t’expliquer, s’il te plaît…
— Je vais me coucher.
Sans un geste vers moi, il quitta la pièce.
J’avais trente et un ans, un mari bien plus préoccupé par sa carrière que par sa femme — qui venait de se rappeler que nous devions avoir une famille nombreuse ; un travail dont le seul mérite était de m’empêcher de tourner dingue, seule et perdue dans ma grande maison vide. Je n’étais que la femme de Pierre. Rien d’autre. Je savais pertinemment ce que l’on attendait de moi : que je sois une petite femme gentille et docile, souriant béatement aux exploits professionnels de son cher et tendre, et bientôt une mère au foyer exemplaire, enchaînant les grossesses et accompagnant les sorties scolaires. J’entendais déjà ma belle-mère me dire à quel point c’était merveilleux que je sache coudre : « Vous pourrez faire les déguisements pour l’école et la crèche vivante. » Les femmes de médecins n’ont pas besoin de travailler. Je refusais cet archaïsme. Mes parents avaient décidé pour moi au-delà de ce qui était permis. Mon mari n’allait pas s’y mettre à son tour. Je n’allais pas être réduite à un rôle de poule pondeuse de têtes blondes.
Nous étions en train de nous perdre, embourbés dans la routine et l’incompréhension la plus totale. Je devais prendre les choses en main. Pierre portait sa part de responsabilités, mais je commençais à admettre que j’y étais pour beaucoup. Mon laisser-aller, ma passivité, mon amertume des derniers temps participaient à l’étiolement de notre couple. Ma reconversion professionnelle allait nous sauver, et je devais le prouver à Pierre. J’allais redevenir celle dont il était tombé amoureux.
Pierre semblait dormir lorsque j’entrai dans notre chambre. Je n’allumai aucune lumière et me glissai sous la couette en silence.
— Tu en as mis du temps, me dit-il.
Je me blottis contre son dos et passai un bras par-dessus sa taille. Je déposai un baiser entre ses omoplates. Je ne voulais pas que l’on s’endorme si loin l’un de l’autre. Il se raidit et se dégagea de mon étreinte.
— Ce n’est vraiment pas le moment, Iris.
— Ce n’est pas ce que je cherchais… Mais, de toute manière, ce n’est jamais le moment avec toi. (Je me réfugiai à l’autre extrémité du lit.) À se demander comment on réussira à avoir un enfant…
Pierre se releva et alluma sa lampe de chevet. Il s’assit sur le bord du lit, se prit la tête entre les mains.
— Je ne veux pas qu’on entame une énième dispute, donc je ne relèverai pas ta remarque… Mais tu te rends compte ?
Il me regarda par-dessus son épaule.
— Tu as fait ça dans mon dos, et tu me dis que tu ne veux pas d’enfants.
Je me relevai à mon tour.
— Je n’ai plus quinze ans, ne compare pas ma candidature dans le dos de mes parents avec ça. Je crois savoir ce qui est bon pour moi… Et je n’ai jamais dit que je ne voulais pas d’enfants, je te demande d’être un tout petit peu patient. J’ai consacré dix ans de ma vie à te soutenir dans tes études et ta carrière à l’hôpital, je te demande de m’accorder six mois.
— C’est quoi cette formation ? Explique-moi.
Je lui racontai ma trouvaille, elle m’avait mise dans tous mes états. Quelques jours plus tôt, un peu au hasard, j’étais tombée sur un site où j’avais découvert une formation privée, sans pour autant être onéreuse. Sans subvention de l’État, elle était financée par un mécène discret. Mes petites économies pourraient la payer. Je le rassurai en lui précisant que je n’aurais même pas à empiéter sur le budget familial. Je lui appris que les cours étaient dispensés par des professionnels issus de grandes maisons de couture, et même de modistes de haut vol.
— Quitte à tenter l’aventure, autant le faire jusqu’au bout, lui dis-je pour conclure.
— C’est bien joli tout ça, mais il doit bien y avoir une sélection pour entrer dans cette école ?
— Je dois confectionner un ouvrage, peu importe lequel, et écrire une lettre de motivation où j’évoque ma représentation de la couture.
Il se mura dans le silence. Je voulais lui faire comprendre ma détermination.
— C’est l’occasion ou jamais pour moi de réaliser mon rêve. Ce n’est pas dans dix ou quinze ans que je pourrai le faire. Je n’imposerai pas ça à nos futurs enfants. Et puis, je déteste mon boulot à la banque, je m’ennuie, je deviens aigrie, ce n’est pas moi et tu le sais. Comme toi, je veux avoir une vie professionnelle épanouissante.
— Dernière nouveauté, soupira-t-il. Écoute, je suis fatigué, je me lève tôt demain matin.
Il se recoucha, éteignit la lumière ; je me roulai en boule. Pierre finit par ronfler. Et moi, j’allais passer une nuit blanche…
J’avais à peine dormi. Pierre était sous la douche, je me levai et allai préparer le petit déjeuner. Lorsqu’il pénétra dans la cuisine, il ne m’adressa pas un mot, se servit une tasse de café et contempla le jardin à travers la fenêtre de la cuisine. Je n’osais pas ouvrir la bouche. Il brisa le silence.
— J’ai réfléchi…
— Je t’écoute.
Il se tourna vers moi et s’approcha. Je restai assise et le regardai.
— Vas-y, sois couturière.
J’ouvris de grands yeux, prête à sourire.
— Il y a une contrepartie, m’annonça-t-il. Après ta formation, on fait un bébé. Et hors de question que tu ouvres une boutique, la maison est bien assez grande. Tu pourras t’installer au grenier, tu y couds déjà, tu pourras continuer et t’occuper des enfants en même temps.