Elle partit dans un éclat de rire diabolique. Puis un masque de froideur incomparable se peignit sur son visage.
— Tu n’es revenue que pour lui. Tu m’utilises.
— C’est faux ! Je voulais vous retrouver… Vous comptez tellement pour moi… mais…
— Mais quoi ?
— Je… J’aime Gabriel… Je suis amoureuse de lui depuis le premier jour.
Je ne vis pas la gifle arriver. Le coup, devrais-je dire, tant elle fut violente. Mes oreilles bourdonnèrent. Je touchai ma joue, un goût métallique me vint dans la bouche, les larmes débordèrent de mes yeux. Je passai un doigt sur mes lèvres : je saignais. Je la regardai ; elle me terrifia. La fureur l’habitait. Sa respiration était saccadée et dans ses pupilles dilatées je ne percevais que haine et démence. Elle se contenait, mais pour combien de temps encore ? Je fis volte-face et commençai à monter l’escalier. Après trois marches, je sentis une main glacée agripper ma jambe et tirer : je trébuchai, tombai sur les genoux et râpai la peau de mes bras. Un cri de douleur s’échappa de ma bouche.
— Petite garce ! cria Marthe. Reste là, c’est un ordre.
Je me débattis, lui donnai un coup de talon, j’eus mal de lui faire mal, mais je réussis à me dégager. Je saisis l’occasion et achevai l’ascension de l’escalier à quatre pattes. Je courus dans le couloir.
— Tu ne m’échapperas pas, éructa Marthe derrière moi. Tu es à moi !
Je me tordis la cheville à un mètre de la porte de ma chambre. Marthe en profita pour m’attraper par l’épaule ; elle me griffa. Elle me retourna, me poussa, ma tête cogna contre le mur. J’étouffai un sanglot.
— Marthe… Arrêtez, s’il vous plaît… Vous me…
Ma voix s’étrangla : elle avait refermé ses mains sur mon cou en hurlant. Je voyais trouble, les larmes obstruaient ma vue. Elle serra plus fort. Je cherchai l’air. Je la suppliai du regard. Soudain, elle ouvrit les yeux en grand. Je sentis sa prise se ramollir.
— Ma chérie…
Sa voix n’avait été qu’un murmure. Elle me lâcha. Tout son corps se mit à trembler, à la limite des convulsions. Elle poussa un cri d’animal apeuré. Elle fit un pas vers moi : je sursautai, la bousculai et réussis à pénétrer dans ma chambre. Je fis tomber la clé, gémis de panique, la récupérai au sol et fermai le verrou à double tour. Marthe se mit à frapper contre ma porte.
— Pardonne-moi, je n’aurais pas dû… Ma chérie, ouvre-moi.
Je m’éloignai et l’entendis s’écrouler par terre. Elle continuait à marteler le bois en criant mon prénom d’une voix douloureuse, suppliante. Je me tenais le cou, toussant, sanglotant, m’efforçant de reprendre mon souffle. Je voulais Gabriel. Je voulais qu’il vienne, qu’il me sauve de la furie de Marthe. Je cherchai mon téléphone. En vain : je l’avais laissé dans mon atelier. Personne ne viendrait me libérer avant le lendemain matin. Marthe continuait à m’appeler, elle pleurait, poussait des cris d’agonie atroces. Je me réfugiai dans mon lit, m’adossai, repliai les genoux et les serrai contre ma poitrine. Les gémissements déchirants de Marthe s’espacèrent, mais elle était toujours là. Par moments, je l’entendais, larmoyante, murmurer des « Ma chérie ». Mes sens restaient en éveil. Le moindre bruit, le moindre craquement de parquet me faisait sursauter, et un sanglot s’échappait de ma gorge. Je doutais de la réalité des dernières heures. Marthe avait-elle réellement cherché à me tuer ? Était-ce vraiment elle ? Cette femme que j’admirais, que je portais aux nues… Tout mon univers s’écroulait. Le monde entier devenait fou.
Je me réveillai dans la même position avec un torticolis et les jambes ankylosées. Je regardai ma montre : il était presque 10 heures. Je m’étais endormie au lever du soleil ; je n’avais pas réussi à lutter. Je m’extirpai de mon lit et restai assise de longues minutes sur le bord. Mes mains se crispèrent sur mes genoux. D’ici ce soir, il me fallait des réponses, et une solution. Je ne pouvais plus vivre ici. Je me levai avec précaution, j’avais mal partout. En arrivant dans la salle de bains, je me statufiai devant le miroir. L’image qu’il me renvoyait était épouvantable : mon maquillage avait coulé, des larmes noires avaient séché sur mes joues, ma lèvre était enflée, profondément entaillée, ma robe déchirée à certains endroits, mes genoux et mes bras étaient écorchés, des bleus disséminés sur mon corps. Le plus impressionnant : la marque autour de mon cou.
Je pris une douche presque froide pour me fouetter le sang. J’avais la gueule de bois sans avoir bu. Puis j’entamai le camouflage des empreintes que Marthe avait laissées : j’enfilai un pantalon et un pull, enroulai un grand foulard autour de mon cou, j’utilisai une bonne couche de maquillage pour ma lèvre. J’espérais que cela passerait à peu près inaperçu.
Je me remis à trembler en déverrouillant ma porte. Je poussai un soupir de soulagement en ne découvrant personne derrière. Je passai devant la chambre de Marthe sans faire de bruit. Dans l’escalier, j’entendis les aspirateurs s’activer. D’ici quelques heures, ce serait comme si cette soirée n’avait jamais eu lieu. Mais l’armée de femmes de ménage ne pourrait pas la nettoyer de mes souvenirs. Je me servis une tasse de café à la cuisine et allai regarder par la fenêtre l’agitation parisienne. Pas de trace de la moto de Gabriel.
— Iris, vous êtes là !
Je sursautai en entendant Jacques. Je me retournai et devinai comme une sorte de soulagement sur son visage. Je tentai vainement de lui sourire.
— Vous avez vu Marthe ce matin ? lui demandai-je.
— Elle est sortie.
— Savez-vous à quelle heure elle revient ?
— Aucune idée.
— Où est-elle ?
— Je ne peux pas vous le dire, désolé.
Je m’écroulai sur la première chaise que je trouvai. L’air commençait à me manquer.
— Que puis-je faire pour vous, Iris ?
Je pris ma tête entre mes mains et retins un sanglot.
— Expliquez-moi ce qui se passe ici, s’il vous plaît.
— Ce n’est pas à moi de le faire.
Je le regardai droit dans les yeux.
— Vous me laisseriez sortir ?
— Vous n’êtes pas prisonnière, en tout cas, pas avec moi.
Malgré mon corps douloureux, je traversai l’appartement en courant, montai quatre à quatre l’escalier et déboulai dans ma chambre telle une furie. J’attrapai mon sac à main, un blouson de cuir, et allai récupérer mon téléphone dans mon atelier. Le sang pulsait dans mes veines. L’énergie du désespoir. Je fis le chemin inverse à la même vitesse. Jacques patientait devant la porte d’entrée. Il me tendit un trousseau de clés.
— S’il ne vous ouvre pas, entrez chez lui avec ça.
Interdite, je fixai ses clés dans ma main.
— Il accepterait n’importe quoi venant de vous, poursuivit-il. Et il en a besoin. Vous aussi d’ailleurs.
— Marthe… vous n’aurez pas d’ennuis ?
— Je m’occupe d’elle, ne vous inquiétez pas.
En me retrouvant dans la rue, j’inspirai profondément, contemplai le ciel. Je m’accordai quelques secondes. Je reprenais ma liberté. J’étais en sécurité. J’étais seule, et je décidais de la direction que j’allais prendre. Je remerciai ma mémoire géographique et mon sens de l’orientation. Je n’étais jamais allée chez lui, j’étais simplement passée devant son immeuble, un soir, en taxi ; son adresse était pourtant incrustée au plus profond de ma mémoire.
Je marchai. Je marchai. Je marchai dans les rues de Paris. Opéra. Boulevard Haussmann… Rien n’aurait pu m’arrêter. J’étais dans un film où les passants me faisaient une haie d’honneur. Ils me frôlaient, je les bousculais sans les sentir, je ne distinguais aucun visage. Ils n’étaient que silhouettes sur le trottoir des grands magasins. Gabriel était en danger, je le sentais dans ma chair. Je le défendrais, je le guérirais, je le forcerais à m’écouter, à s’ouvrir.