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Le Digicode de son immeuble ne me résista pas, j’avais les clés. Si les boîtes aux lettres ne m’avaient pas fourni son étage, j’aurais frappé à chaque palier. Au quatrième, une seule double porte, qui n’isolait pas du tout du volume assourdissant de la musique. Begin the End, de Placebo, envahissait la cage d’escalier. Les basses faisaient vibrer le bois de la porte. Je sonnai, sachant pertinemment qu’il n’entendrait pas. Je me servis du trousseau et pénétrai chez lui pour la première fois, désormais accompagnée par Muse, Explorers prenant le relais. Matthew Bellamy chantait qu’on le libère : « Free me. Free me. Free me from this world. I don’t belong here. It was a mistake imprisoning my soul. Can you free me from this world ? » L’appartement était plongé dans la pénombre. Il n’y avait pas d’entrée. La télévision était allumée sur un écran moucheté. Et j’aperçus des pieds nus qui dépassaient du canapé en cuir noir. En m’approchant de lui, je shootai dans un casque de moto. Je retins un cri de douleur et jurai entre mes dents. Toujours aucune réaction de son côté. Je compris pourquoi : une bouteille vide de vodka avait roulé sous la table basse. Gabriel ronflait, allongé sur le ventre, en jean et torse nu. J’eus le loisir de détailler son tatouage. Venant de lui, on pouvait s’attendre à quelque chose de décalé, frôlant l’autodérision. Il m’avait dit « version ange déchu ». Le déchu primait. Les ailes de l’ange Gabriel étaient noires, lacérées, déchirées, aspirées dans un gouffre dont personne ne connaissait l’issue. J’eus mal pour lui. Quel secret cachait-il ? Quel mal le rongeait ? Son sommeil était tout sauf réparateur. Les traits de son visage se crispaient ; il souffrait. Je me penchai et déposai un baiser sur sa joue. Toujours endormi, il fit une grimace, puis un sourire. J’éteignis la télévision, cherchai du regard la chaîne hi-fi, coupai la musique. Le silence ne le réveilla pas, je poursuivis ma visite. Malgré l’impression de traverser une zone de guerre, je pus apprécier la beauté de l’appartement. Marthe envahit mes pensées, elle était forcément responsable de la décoration intérieure, sobre, minimaliste, moderne. Comme le sien, c’était un appartement haussmannien avec moulures au plafond et cheminée en marbre. Le parquet était presque noir, le blanc des murs était si pur qu’il frôlait le bleuté. Rien ne les ornait. Pas de photos, pas d’objets personnels qui auraient pu m’en apprendre davantage sur lui et son passé. La cuisine était ouverte sur le séjour, il y régnait un parfait chaos. J’empruntai ensuite un couloir, passai devant un bureau dans lequel je n’entrai pas. Puis j’arrivai au seuil de sa chambre ; cela sentait le renfermé, les draps n’avaient pas dû être changés depuis un bon bout de temps. Je refusai d’imaginer qui ils avaient pu accueillir. Je revins dans le séjour, retirai mon blouson, décidai de laisser Gabriel dormir et attaquai le ménage.

En une heure, j’avais déjà abattu du boulot. Je tirai complètement les rideaux pour laisser entrer la lumière du jour et le réveiller doucement. Je m’assis dans un fauteuil en face de lui et croisai les jambes. Mon cœur se tordit d’amour pour lui. Il commença à gigoter, il grogna, frotta son visage contre le coussin qui lui servait d’oreiller. Quand il ouvrit les yeux, ce fut moi qu’il vit en premier. Il resta plusieurs secondes à me fixer, sans un mot. Puis il s’assit, soupira, s’ébouriffa les cheveux et esquissa un léger sourire.

— J’imagine que c’est à Jacques que je dois ta présence ici ?

J’opinai du chef.

– Ça fait des mois que je rêve de te voir à mon réveil, et il faut que ça arrive le jour où je suis une loque.

Je bondis de ma place, prête à lui sauter dessus. Il m’arrêta d’un geste de la main.

— Réponds à ma question.

— Laquelle ?

Il s’extirpa du canapé.

— Pourquoi es-tu revenue à Paris ? Où est ton mari ?

— J’ai quitté Pierre.

— Pourquoi ?

Je soufflai.

— J’ai appris qu’il me trompait et…

— Fils de pute ! Comment il a pu te faire ça ?

Il se mit à gesticuler dans tous les sens. J’avançai vers lui, et posai ma main sur mon bras. Il stoppa net et me sonda du regard.

— Je vais bien, Gabriel. Et si j’avais été courageuse, j’aurais pris cette décision bien avant d’apprendre ça, parce que je ne voulais plus être avec lui, je ne l’aimais plus. C’est avec toi…

— Ne dis pas ça, s’il te plaît.

Je reculai, blessée.

— Tu ne veux vraiment pas de moi, alors ?

Mes yeux se remplirent de larmes. Il vint tout contre moi et prit mon visage en coupe.

— Je ne mérite pas que tu pleures… Mais… qu’est-ce que tu as là ?

Son pouce effleura le bleu et l’entaille sur ma lèvre, je sifflai de douleur. Ses yeux dévièrent vers mon cou. J’avais retiré mon foulard sans même m’en rendre compte.

— Ce n’est rien…

— Ne me dis pas que c’est elle ?

Je fuis son regard. Il me lâcha, serra les poings, ses yeux lançaient des éclairs.

— Garce ! Comment a-t-elle osé lever la main sur toi ?

— Ce n’est rien, je te l’ai dit.

— Si, c’est très grave ! Tu me caches des choses…

Il se mit à tourner comme un lion en cage.

— Voilà pourquoi je t’ai poussée à partir, s’énerva-t-il. Voilà pourquoi j’ai beau t’aimer comme un dingue, ce ne sera jamais possible entre nous, parce que tu mérites tellement mieux que cette vie de merde, parce que…

— La ferme, Gabriel ! criai-je.

Je courus vers lui, le forçai à me regarder. Il détourna les yeux et fixa le sol.

— Iris, s’il te plaît… Ne rends pas les choses plus difficiles.

— Répète ce que tu viens de dire, m’énervai-je en martelant son torse avec mes poings.

— Je t’aime, murmura-t-il.

Mes coups cessèrent. J’écrasai mes lèvres contre les siennes. Il me broya contre lui. Nos langues se livraient bataille. Notre baiser me faisait mal, il avait un goût de sang, de relents d’alcool, mais il fracassait tout sur son passage. Je voulais savoir ce que ses lèvres me feraient. Elles me faisaient peur, elles me faisaient du bien, elles me mettaient en danger, elles me rendaient vivante. Il me poussa contre le mur le plus proche. Ses mains, intrusives et possessives, empoignèrent mes fesses puis s’insinuèrent sous mon tee-shirt. Les miennes s’écrasèrent dans son dos, je pétrissais sa peau, je me retenais de le griffer. Je voulais me fondre en lui. Il agrippa ma cuisse, je sentis toute l’étendue de son désir. Je gémis. Notre baiser prit fin brutalement. J’étais à bout de souffle. Il lâcha ma jambe et riva son regard au mien, un regard plein de douleur, et fautif. Je passai la main dans ses cheveux.

— Que t’arrive-t-il ?

Je caressai son visage, et il ferma les yeux. Puis il se dégagea.

— Tu ne sais pas tout. Tu mérites un type bien. Même ton connard de mari t’aurait rendue plus heureuse que moi.

— Pourquoi penses-tu une telle chose ?

Il se tourna vers moi ; il me dominait de toute sa stature.

— Parce qu’avant de t’aimer, je voulais coucher avec toi, pour rendre folle Marthe, pour lui piquer son jouet, pour que tu sois le mien. Parce qu’on a toujours joué à ça avec elle. Sauf qu’elle voulait te garder pour elle seule. Plus elle m’interdisait de m’approcher de toi, plus je te voulais, et pas pour ton bien. Crois-moi.

Je portai la main à ma bouche.

— C’est faux !

— La vérité, Iris, c’est que tu es la première femme avec qui j’ai envie de faire l’amour, et pas de baiser comme une poule de luxe. Tu veux vraiment savoir qui je suis ?