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En fin de compte, il ne me rejoignit qu’au lit en plein milieu de la nuit. Il me fit l’amour intensément, sans un mot. Nous nous endormîmes terrassés par la fatigue et par l’intensité de nos ébats.

À mon réveil, Gabriel était déjà parti, je pris mon petit déjeuner seule. À l’atelier, l’esprit de Marthe m’attendait. Je cousis toute la journée. Mes larmes se déversaient sur le crêpe de soie, matière qu’elle affectionnait tant. Je l’avais choisi noir, non pas à cause du deuil, mais parce que cette couleur représentait à mes yeux toute l’élégance, tout le mystère, toute la part sombre de Marthe. Le tac-tac de la machine était le seul bruit dans la pièce, et même peut-être dans l’immeuble. Aucun son ne venait des premiers étages. Quant aux derniers, la mort y régnait en maîtresse. Lorsque sa dernière robe fut achevée, repassée et mise sur cintre, je me rendis dans le boudoir et je l’installai en cabine, comme lorsqu’elle était encore là. Je laissai le rideau ouvert et m’assis en face, sur un pouf. Je la contemplai longuement. J’imaginai Marthe sortant vêtue de ma création, se postant droite, fière, perchée sur ses talons, devant le miroir. Me dirait-elle : « Ma chérie, parfait, comme toujours » ? Sans bouger, j’envoyai un texto à Gabriel : « La commande est honorée. » Il me répondit simplement : « Merci. » « Où es-tu ? » lui renvoyai-je. « Au bureau, j’arrive. »

Effectivement, la porte de l’atelier claqua cinq minutes plus tard. Je relevai la tête en entendant ses pas sur le parquet. Gabriel s’avança dans le boudoir vers la robe de Marthe. Sa main se leva, prête à toucher le tissu, puis il se ravisa. Il se pencha et se frotta les yeux avant de me faire face.

— Merci. Elle serait fière de toi.

— C’est vrai ? Tu crois qu’elle aurait aimé ? lui demandai-je la voix tremblante.

— C’est certain.

Pour la première fois, des larmes roulèrent sur mes joues devant lui. Je les essuyai promptement. Il s’avança vers moi et prit mes mains dans les siennes.

— Excuse-moi, bredouillai-je. Depuis deux jours que je suis ici, je la sens tout le temps à mes côtés.

— Tu as le droit de pleurer… Tu es crevée, ça se voit.

Il se releva et m’attira à lui. Une main au creux de mes reins, il me fit quitter le boudoir. Arrivé dans le grand séjour de l’atelier, Gabriel soupira.

— Qu’est-ce que ça va devenir tout ça ?

— Tu n’en as aucune idée ?

— Strictement aucune… J’avais le nez torché de tout, sauf de ses dispositions après sa mort. De toute façon, on s’en va après l’enterrement, c’est ce qu’il y a de mieux pour nous, non ?

— Si c’est ce que tu veux, je te suis, je te l’ai déjà dit.

— Je ne veux pas qu’on reste ici, ça va nous polluer, elle va nous hanter. Il faut qu’on avance. Au bureau, je prépare mon départ comme prévu. La dernière chose qu’il me reste à faire, c’est de lui organiser un enterrement à sa mesure. Ça ne changera rien, mais elle partira somptueuse, comme elle l’a toujours été.

— Je t’aiderai.

Je posai ma tête sur son épaule, il embrassa mes cheveux.

— On rentre ?

Le matin où Gabriel fit publier l’avis de décès de Marthe, lorsque j’arrivai à l’atelier, je fus assaillie dès la première heure de commandes. Tout le gotha qui avait paradé chez elle avait bien l’intention de se montrer à son avantage à ses funérailles. L’atelier ouvrirait ses portes une dernière fois. Je me saisis de ce défi pour lui rendre hommage, et peut-être aussi pour atténuer le sentiment de culpabilité qui me réveillait en pleine nuit, qui me coupait l’appétit, qui m’empêchait de regarder Gabriel droit dans les yeux. Lui semblait de plus en plus abattu, en manque de Marthe, rongé par le remords de ses dernières paroles. Le regarder souffrir me faisait mal.

J’étais déterminée à ne pas me laisser submerger par l’ampleur de la tâche et à faire ce qui était à la mesure de mes moyens. Je débutai la journée en convoquant mes anciennes camarades de formation pour le soir même. Philippe déclina mon invitation, dévasté par le chagrin et convaincu que je n’avais plus besoin de lui. Je préparai le travail, fis le point sur toutes les mesures de mes clientes, choisis les étoffes les plus adaptées en fonction de la circonstance et de la personnalité de chacune, traçai les patrons. Je m’abrutissais dans le travail. Gabriel m’envoya Jacques pour me rappeler de manger. Lorsque les filles arrivèrent, j’étais fin prête. Je leur fis un topo sur ce que j’attendais d’elles et leur présentai les modèles à confectionner dans l’urgence. Leur rémunération serait assurée par le paiement des clientes. En échange, j’exigeais qu’elles ne comptent pas leurs heures et qu’elles effectuent un travail de la plus grande qualité. Elles acceptèrent de relever le défi. Je les renvoyai chez elles pour une dernière nuit de sommeil complète en leur disant : « Je vous attends demain à l’atelier. » En les regardant quitter les lieux, je découvris Gabriel adossé au chambranle de la porte. Il fit un signe de tête aux filles sans me quitter des yeux. Lorsque nous fûmes seuls, il traversa la pièce, me prit par le cou et m’attira à lui. Son baiser était brutal ; il me faisait mal, mais je m’en moquais, il était vivant, il réagissait. Puis, à bout de souffle, il posa son front contre le mien.

— Merci pour elle, murmura-t-il. Tu fais vivre l’atelier.

Je laissai quelques larmes couler avant de lui répondre.

— Je le fais aussi pour moi…

– Ça te fait du bien de bosser ?

— Oui.

— On est deux, alors… Ça ira mieux quand tout sera fini.

Depuis trois jours, l’atelier ressemblait à une fourmilière. Le travail avançait. Ça s’activait, ça découpait, ça cousait, ça essayait. J’avais l’impression d’être un chef d’orchestre qui dirigeait sa plus belle partition, peut-être sa dernière.

Ce midi-là, Gabriel arriva à l’improviste, nous ne devions nous retrouver que le soir. Je ne l’avais pas vu le matin, il était parti aux aurores. Son visage portait les stigmates du chagrin et de la fatigue : ses traits tirés, les cernes sous ses yeux, la blancheur de son teint et la barbe naissante m’inquiétaient de plus en plus. Je m’approchai de lui et caressai sa joue, il ferma les yeux.

— Salut, finit-il par me dire avec un sourire qui n’atteignait pas ses yeux.

— Tu ne veux pas aller dormir un peu ?

— Impossible. Je suis venue te chercher, j’ai besoin de toi.

— Pourquoi ?

— J’ai reçu un appel du notaire. Il veut procéder à la lecture du testament de Marthe, je dois y être. J’ai demandé à Jacques de nous y rejoindre. Je n’aime pas ça.

— Laisse-moi deux minutes.

Je briefai les filles sur les tâches à accomplir durant mon absence et partis avec lui. Un taxi nous attendait dehors. Gabriel n’arrêtait pas de remuer ses jambes, je posai une main sur son genou pour tenter de le calmer, il la prit dans la sienne et la serra fort. Tout le trajet se fit en silence. Son angoisse me contamina. Marthe nous réservait-elle encore des surprises ? Quelle place Gabriel allait-il avoir dans sa succession ? Je n’imaginais pas qu’il n’en ait aucune ; cela me semblait logique que son nom apparaisse. Ce que je craignais, c’était sa réaction à lui. Était-il prêt à entendre les dernières volontés de Marthe ? J’en doutais, à en juger par son état de nerfs.

Jacques nous attendait devant l’étude notariale. Il donna une accolade à Gabriel et me fit la bise. Sans lâcher ma main, Gabriel annonça notre présence. La secrétaire nous invita à patienter dans un salon. Gabriel fut le seul à rester debout et se mit à faire les cent pas. Le notaire arriva et parut surpris par l’escorte dont bénéficiait Gabriel. Celui-ci ne lui laissa pas le choix, nous devions l’accompagner jusqu’au bout. Le notaire obtempéra à contrecœur. Nous pénétrâmes dans un grand bureau, l’atmosphère était solennelle, pesante. Sans préambule, le notaire nous annonça que ce serait rapide. Il avait procédé lui-même à l’enregistrement du testament de Marthe deux mois auparavant et nous assura qu’elle était en pleine possession de ses moyens. Je savais à quoi pensaient Gabriel et Jacques, je pensais comme eux. Ensuite, il s’adressa à Gabriel.