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La balle était dans mon camp. Je me levai.

— Bien sûr, ça me va très bien. Merci.

C’est la seule chose que je trouvai à dire. Il soupira, alla poser sa tasse vide dans l’évier.

— J’y vais, à ce soir.

Je réussis à ne pas faire mon préavis : à la fin de la semaine, je dis définitivement adieu à la banque. Le lendemain, tel un boxeur prêt à entrer sur le ring, je fis craquer mon cou et pénétrai dans le grenier. L’odeur de poussière me fit tousser. Je m’approchai de ma machine et retirai le tissu qui la camouflait. Ma machine à coudre et moi… J’imaginais que c’était le même lien qui unissait un musicien à son instrument. Mon piano, ma guitare, c’était ma Singer. Aujourd’hui, je comptais sur elle, l’enjeu était énorme. Elle allait bien, c’était tant mieux. J’avais les mains moites, et mon cœur s’emballait. Je n’avais pas droit à l’erreur. J’avais déjà réfléchi à l’ouvrage que je souhaitais envoyer pour postuler. J’avais croqué une robe bicolore noir et turquoise, d’inspiration Courrèges, avec un col rond mis en valeur par une surpiqûre, des manches courtes et une martingale.

Tout était en place, la pédale sous mon pied et le tissu entre mes mains. Première opération, l’allumer ; la lumière fut. Deuxième opération, vérifier la canette ; en place et remplie. Troisième opération, glisser mon tissu sous l’aiguille et rabattre le pied presseur ; aucune résistance. Plus qu’un geste, et c’était reparti. Mon pied s’abaissa doucement sur la pédale, et le tac-tac si particulier de la machine à coudre résonna dans la pièce. Mes mains tenaient fermement mon ouvrage, le tiraient vers l’extérieur. J’étais fascinée par l’aiguille qui entrait et sortait précisément de l’étoffe, elle formait un point parfait, régulier.

J’étais moins excitée par la rédaction de la lettre. Pourtant j’y consacrai trois jours d’affilée, et à ma grande surprise, j’éprouvai un plaisir non feint à l’écrire. C’était la première fois de ma vie que l’on me donnait l’occasion d’exprimer mon amour, ma passion pour la couture. Lorsque ce fut fini, je postai le tout.

Je prenais bien garde de tenir Pierre au courant de mes avancées. Il faisait semblant de s’intéresser à mon projet, je n’étais pas dupe. Plus aucun reproche ne sortait de ma bouche. Lorsqu’il rentrait tôt — c’était rare —, je l’accueillais avec le sourire. Ce n’était pas difficile, je me sentais libérée, je retrouvais l’énergie qui me faisait défaut depuis bien trop longtemps. J’espérais bien qu’il appréciait. Je camouflais mes angoisses face à l’attente qui n’en finissait pas et qui me paralysait. Pendant quinze jours, je cousis à peine, trop occupée à guetter le facteur. Je passais plus de temps dans le jardin qu’à l’intérieur. J’allais vérifier dix fois, vingt fois le matin s’il n’était pas passé. J’avais tout misé sur cette formation. N’était-ce pas prétentieux ? Si j’étais refusée, mon rêve s’envolerait en fumée. Pierre ne me laisserait pas retenter le coup ailleurs, et j’arrêterais ma pilule.

Le facteur me tendit le courrier, une seule enveloppe, la sentence que je guettais chaque jour. Fébrile, je la décachetai. Les yeux fermés, je sortis la lettre. J’inspirai et expirai profondément à plusieurs reprises. Sur un simple carton de couleur crème, la réponse, manuscrite, d’une écriture élégante à l’encre noire, était brève : « Je vous attends le 10 janvier à l’Atelier. » Je sautai partout dans la maison en poussant des cris de joie. Je fus ensuite saisie d’un fou rire incontrôlable. Et tout d’un coup, je me tétanisai : un détail loin d’être insignifiant venait de me revenir à l’esprit ; l’école était à Paris, à près de trois heures de train de chez nous.

— Paris, ce n’est pas la porte à côté, me dit Pierre.

— Tu as raison.

J’étais assise en tailleur sur le canapé à côté de lui, il était concentré et m’écoutait attentivement.

— Tu commencerais quand ?

— Dans un mois.

— Tu en penses quoi ? Tu as vraiment envie d’y aller ?

– Ça ne dure que six mois, ce n’est pas long. En juillet, je suis de retour. J’ai une chance folle d’être acceptée là-bas.

Je lui demandais encore la permission. Il soupira en me regardant. Puis il se leva.

— Où vas-tu habiter ? Tu ne connais personne !

— Je vais chercher une chambre de bonne.

Il leva les yeux au ciel.

— C’est censé me rassurer ?

— Je reviendrai tous les week-ends.

Il déambulait dans le salon.

— Ou pas. Tu auras beaucoup de travail… La maison va être vide sans toi.

— Réfléchis aux avantages, tu pourras rester à l’hôpital aussi tard que tu voudras, aucun risque pour toi de tomber sur ma sale tête le soir.

Il prit un instant de réflexion, et sourit. Je venais de sortir l’argument choc pour qu’il accepte.

— Et j’aurai plein de choses à te raconter. Tu connaîtras enfin le bonheur d’avoir une femme heureuse et épanouie.

Sans me lâcher du regard, il se rassit à côté de moi et me prit dans ses bras.

— Tu vas me manquer.

C’était presque trop facile. En tout cas, trop beau pour être vrai.

— Toi aussi, lui répondis-je. Tu pourras me rejoindre de temps en temps, et on se fera des soirées et des week-ends parisiens en amoureux.

— On verra.

Le mois de décembre défila à vitesse grand V avec les préparatifs des fêtes. Je surpris Pierre en acceptant sans rechigner d’aider ma belle-mère pour Noël. Et pour son plus grand bonheur, j’enchaînai en invitant tous nos amis pour le réveillon, je gérai toute l’organisation. Ma belle-famille ainsi que nos amis reconnurent que j’avais un dynamisme inconnu au bataillon jusque-là, mais cela n’empêcha personne de me faire des remarques sur mon projet, ils restaient sceptiques : « Pourquoi t’embarques-tu dans une telle histoire ? », me répétaient-ils. Je crois surtout que cela les dépassait que je me sépare de Pierre toutes les semaines. Lui, durant toutes ces conversations, restait neutre.

Quant à mes parents, c’était une autre histoire. Je ne leur avais plus adressé la parole depuis le dimanche fatidique. Mes frères m’avaient téléphoné à plusieurs reprises. Chaque appel s’était soldé par un accrochage. Ils ne comprenaient pas que je ne passe pas au-dessus des torts de nos parents. Pour eux, j’étais responsable de l’éclatement de notre famille. Lorsqu’ils m’avaient traitée de fouteuse de merde, je leur avais demandé de ne plus se fatiguer à m’appeler. Ce qui me contrariait, c’était l’attitude de Pierre. Il faisait le relais entre eux et moi. Lui avait accepté de leur reparler. Je savais pertinemment qu’il les avait régulièrement au téléphone. Il n’aurait même pas été loin de se laisser tenter par un gigot en solo, « pour apaiser la situation », me disait-il pour se justifier. Et aussi parce que, finalement, j’avais trouvé le moyen de faire ce que je voulais. Son ironie était toujours perceptible.

À une semaine de mon départ pour Paris, je n’avais plus d’appétit, j’étais prise d’insomnie, je me réveillais en sursaut, et me collais à Pierre pour tenter de me rendormir. Chaque fois que j’essayais de coudre, c’était un échec, ça n’avait pas de forme, ma machine plantait ou je déchirais le patron. Mes beaux-parents avaient réussi à mettre leur grain de sel dans mon projet, ils s’étaient arrangés pour qu’un couple de leurs amis joue les chaperons et me prête une chambre de bonne près de la place de la Bastille. Impossible de faire mes valises, dès que j’essayais de choisir ce que je devais emporter, c’était la panique générale.