Dans l’ascenseur, je rencontrai mon reflet dans le miroir : ma tête me fit peur. J’avais des cernes, j’étais pâle comme la mort. Sur le palier du troisième étage, une seule double porte. Je sonnai. Une femme m’ouvrit.
— Iris, je présume, me dit-elle d’une voix grave et envoûtante.
— Oui, bonjour.
— Je suis Marthe. Je vous attendais. Entrez.
Cette femme âgée d’un peu plus de soixante ans était dotée d’une beauté et d’une élégance rares, d’un autre temps. Son carré brun et bouclé était laqué sans y paraître, et c’était beau. Son regard noisette ainsi que sa bouche rouge et généreuse donnaient de l’éclat à son teint de porcelaine. En la suivant dans un couloir, j’observai sa démarche, digne de celle d’un mannequin ; la tête haute, le dos cambré, les épaules en arrière, perchée sur de véritables talons aiguilles, elle dissimulait sa silhouette élancée sous une robe vaporeuse et sombre.
— Je vais vous faire visiter l’atelier.
D’un geste large, elle m’invita à la précéder. J’entrai par une grande porte vitrée dans ce qui devait être à l’origine une salle de réception. Mes pas faisaient lourdement craquer le parquet, alors que les aiguilles de cette femme le piquaient subtilement. La cheminée en marbre était encore là, surplombée d’un grand miroir, les moulures au plafond attirèrent brièvement mon regard. Une dizaine de machines à coudre professionnelles étaient disposées sur des tables de travail. À côté de chacune d’elles, un mannequin en bois. Les nombreuses fenêtres baignaient la pièce de lumière. Un immense lustre devait compenser l’éclairage à la tombée de la nuit. Mon guide me fit signe de le suivre.
— Ici, ce sont les cabines d’essayage.
J’écarquillai les yeux. De grands rideaux de velours noir séparaient les cabines, un mur entier de miroirs, une méridienne et des poufs en velours pourpre meublaient cet étrange boudoir. Ensuite, je découvris le stock, une vraie caverne d’Ali Baba. Des rouleaux de soie, de coton, de satin, de brocart, de jersey, de lamé, de crêpe, de tissus tous plus soyeux les uns que les autres entraient en concurrence avec des boîtes débordant de boutons, de plumes, de dentelles, de perles, de rubans et de passementeries. Un salon attenant était dédié à la découpe. L’appartement avait été entièrement repensé pour l’atelier, tout en conservant son esprit typiquement parisien.
La femme m’entraîna vers un escalier en colimaçon.
– À cet étage, il y a une cuisine, une salle de bains et de quoi ranger vos effets personnels. Les pièces du fond sont inoccupées, pour l’instant. Avant de redescendre, nous avons quelques formalités à régler.
Elle entra dans une pièce et s’assit derrière un — son — bureau. Elle me tendit plusieurs feuillets, s’installa confortablement dans son fauteuil et saisit un porte-cigarette, qu’elle alluma. Elle soufflait sensuellement les volutes de fumée. Je pensai à Coco Chanel. Pendant que je remplissais le dossier, elle m’observait en silence, ce qui accentua mon malaise et ma panique. Une fois que j’eus tout complété, je pris mon courage à deux mains.
— Qui êtes-vous ?
Ma voix tremblante trahit mon émotion. La femme sourit. Elle semblait s’amuser de ma gêne.
— Mais, je suis Marthe, je vous l’ai dit.
— C’est vous qui dispensez les cours ?
Elle éclata de rire.
— Moi ? Je ne sais même pas tenir une aiguille. Considérez-moi plutôt comme la maîtresse de maison. Ou l’intendante, si vous préférez. Descendons maintenant, vos camarades doivent être arrivées. Encore un petit détail, qu’avez-vous comme matériel ?
— Euh… mes ciseaux, un mètre ruban, un dé, des aiguilles modes et des longues, et de quoi prendre des notes aussi.
Elle pencha la tête.
— Vous êtes sérieuse, Iris… et tétanisée.
C’était une affirmation à laquelle je n’avais rien à répondre. Elle m’accompagna à l’entrée de l’atelier. En effet, les autres élèves étaient là, discutant à mi-voix entre les tables. À notre arrivée, elles se turent et regagnèrent leur place.
— Mon rôle s’arrête là, me dit Marthe. Mesdemoiselles, faites bon accueil à Iris.
Mes épaules se relâchèrent tandis que je la regardais quitter les lieux. Un raclement de gorge me fit sursauter, j’étais attendue pour le premier cours de la journée. Je traversai la pièce sous le regard des autres filles, qui me gratifièrent d’un sourire en coin. Elles avaient toutes un style bien tranché, contrairement à moi, qui en réalité n’en avais aucun. Il y avait la fashion victime, la roots avec ses piercings et ses dreads, une qui avait opté pour la mode hip-hop, alors que la dernière était vintage jusqu’au bout des ongles. Leur point commun : une dizaine d’années de moins que moi.
Cette première journée fut une catastrophe. Il me fallut la matinée pour comprendre le fonctionnement de ma machine à coudre, rien à voir avec ma Singer. Toutes mes piqûres boulochaient sur l’envers du tissu. Je cassai un nombre incalculable d’aiguilles, et j’appuyais toujours sur le mauvais bouton. Je n’arrêtais pas de me piquer. Plus d’une fois, je tachai le tissu avec des gouttes de sang qui perlaient à mes doigts. Il y avait aussi la surfileuse, j’apprendrais à la manier un autre jour ; je ne voulais pas davantage me ridiculiser. J’avais le sentiment de ne pas savoir coudre, comme si j’avais été parachutée là par hasard, ou plutôt par erreur.
Au moment de la pause déjeuner, je déclinai l’invitation de mes petites camarades, et leurs gloussements me confortèrent dans mon choix. En grignotant une barre de céréales, je réglai mes comptes avec cette maudite machine et réussis enfin à la dompter. Je consacrai tout l’après-midi à tenter de rattraper mon retard. Pourtant, ce n’était pas comme si je n’avais jamais confectionné une jupe portefeuille. À la fin de la journée, je rentrai chez moi fourbue et totalement découragée. Mon moral s’effondra complètement lorsque je me retrouvai coincée entre les quatre murs de mon studio. Et pourtant, en mangeant une boîte de raviolis, je me promis de me ressaisir dès le lendemain. Hors de question de partir en courant, de fuir mes aspirations.
Le reste de la semaine passa à la vitesse de la lumière. À l’atelier, je ne me laissais pas distraire par le bavardage incessant des autres. J’avais besoin de concentration, du retard à rattraper parce que j’avais commencé en cours de route, et pas de temps à perdre. Et, surtout, je ne voulais pas manquer une miette de tout ce que je pouvais apprendre. Je n’étais pas là en touriste. Le formateur, Philippe de son prénom, avait travaillé pour les plus grands avant d’être fatigué par la folie et la pression des défilés. Il avait décidé de mettre à profit son savoir-faire auprès des plus jeunes. Et « la grande Marthe m’a proposé de travailler ici ! », m’avait-il dit. Il avait une cinquantaine d’années et en imposait avec son look travaillé à la finition près. Carrure de sportif, mains de pianiste, nœud papillon, chemise empesée, gilet sans manches, montre à gousset dans la poche, bague tête de mort et baskets customisées. Il portait toujours un grand tablier noué savamment autour de la ceinture. Lorsque je commettais une erreur, à travers ses grandes lunettes en Plexiglas transparent, il me transperçait de son regard bleu acier, et je savais que je devais tout recommencer. Toujours patient et bienveillant, il restait exigeant et rigoureux. Il attendait un travail propre, soigneux, précis tant au niveau du geste que du résultat. Aucune approximation n’était tolérée, j’appréciais. Mes perspectives d’avenir le laissèrent sans voix. Pour le moment, il ne me fournissait aucune appréciation sur la qualité de ma couture, s’efforçant dans un premier temps de corriger tous mes défauts, mes tics qui, à son sens, desservaient mon travail. À plusieurs reprises, je vis la femme qui m’avait accueillie passer à l’atelier. Lorsqu’elle arrivait, Philippe nous prévenait sur le ton de la confidence : « Les trésors, voilà la patronne. » Il cessait toute activité et allait la saluer avec un respect dépassant l’entendement. Elle s’arrêtait sur le seuil de notre salle de cours. Son regard nous passait en revue, je sentais une insistance sur moi. J’étais la petite nouvelle, je devais m’y faire.