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Le vendredi après-midi, dans le train qui me ramenait vers Pierre, vers ma maison, je relus mes notes et repris mes croquis. Chaque soir de la semaine, j’avais dessiné des modèles, tentant de mettre en pratique les conseils de Philippe. C’était plus fort que moi. J’avais hâte de tout raconter à mon mari, de lui dire à quel point j’étais heureuse de coudre. Il fallait qu’il comprenne que ma vie prenait un tournant. Je voulais qu’il m’accompagne dans cette étape. En descendant du train, je fus surprise de ne pas le voir sur le quai. Je vérifiai mon téléphone, j’avais un message, « Ma chérie, je suis retenu à l’hôpital, je ne sais pas à quelle heure je rentre, désolé. »

J’eus le temps de faire un plein de courses, de lancer une tournée de lessive et de préparer à dîner avant d’entendre la porte d’entrée s’ouvrir. Je courus et sautai au cou de Pierre.

— Enfin !

— Pardon, je suis désolé, je ne pouvais pas…

— Tu es là maintenant, embrasse-moi plutôt.

Il s’exécuta et me serra dans ses bras en me disant que je lui avais manqué. Toujours blottie contre lui, je lui fis part de mes intentions pour le week-end.

— Si on allait au resto tous les deux, demain soir ? J’ai pensé à celui où on a fêté la fin de ton internat. Et dimanche, après un petit déjeuner au lit et une grasse matinée, je me suis dit qu’une balade à la campagne nous ferait du bien. Ni toi ni moi n’avons beaucoup pris l’air cette semaine.

— Ce sont de bonnes idées, je ne dis pas le contraire, mais…

— Tu nous as organisé un programme spécial ?

Je le regardai, un sourire gourmand aux lèvres.

— Oh, pas vraiment, alors d’accord, on va aller au resto, mais avec tout le monde, et j’ai eu ma mère au téléphone hier, ils nous attendent dimanche midi. Je ne pouvais refuser ni l’un ni l’autre.

Je me détachai de lui.

— Pierre, on ne s’est pas vus de la semaine. J’ai envie d’être avec toi.

— Mais, tu seras avec moi !

— Oui, mais avec tous les autres aussi, et c’est d’un tête-à-tête que j’ai envie. J’ai plein de choses à te raconter.

— Tu m’as déjà tout dit au téléphone. Et puis, ils veulent te voir pour que tu leur expliques ce que tu fais.

Jusqu’au dernier moment, je cherchai à convaincre Pierre d’annuler au moins la sortie avec toute la bande. Il finit par ne plus me répondre quand je lui en parlais. Et nous nous rendîmes finalement au restaurant avec tout le monde. Pierre avait prétendu que tous nos amis s’intéressaient à ma nouvelle activité, pourtant ils me posèrent le minimum syndical de questions sur la formation et sur ma vie parisienne. Ce fut le même scénario le lendemain chez mes beaux-parents. Pierre n’était jamais loin de moi, c’était déjà ça.

J’avais le cœur gros sur le quai de la gare en ce dimanche soir. Je tenais la main de Pierre en fixant l’horloge.

— Le week-end prochain, je ne prévois rien, on reste tous les deux, me dit-il. C’est toi qui avais raison.

Je me blottis dans ses bras.

— Tu rentres à la maison ?

— Non, je vais à l’hôpital.

— Pourquoi ?

— Parce que je n’aime pas être tout seul chez nous… Allez, monte, c’est l’heure.

Nous eûmes juste le temps d’échanger un baiser avant que je grimpe dans le train et que la porte se referme. Pierre n’attendit pas plus longtemps, il tourna aussitôt les talons, et sa silhouette disparut dans l’Escalator.

J’aurais dû prendre des cours particuliers pour avoir la paix. Voilà ce que je me dis en arrivant à l’atelier en ce début de semaine et en entendant caqueter les filles sur leur sortie en boîte du samedi soir et leur dernier petit copain. Je me fis peur. Étais-je devenue vieille au point de les blâmer d’avoir des préoccupations de leur âge ? Elles étaient si insouciantes, si pleines de vie, leur avenir devant elles, elles se moquaient du regard des autres. À leur âge, j’étais sur le point de me marier. Finalement, je n’avais jamais été libre. À présent, j’étais juste envieuse, et je détournai les yeux du spectacle d’une jeunesse que je ne connaîtrais jamais.

Durant toute cette deuxième semaine de cours, j’eus le sentiment que Philippe me consacrait l’essentiel de son temps et que je passais un test d’aptitude. Je n’avais pas les mêmes tâches à remplir que les autres filles, et son niveau d’exigence était monté d’un cran. Malgré la surprise et la pression, j’adorais cela. C’était une formation, mais je réclamais des heures supplémentaires.

Le lundi matin de la troisième semaine, lorsque Philippe arriva, il nous annonça sans préambule que nous avions une semaine pour confectionner un tailleur-pantalon pour femme. J’avais dû passer un cap, car je suivais à nouveau le même programme que les autres. Il distribua le patron et nous demanda de nous mettre au travail. En découvrant la photo du vêtement à réaliser, je sentis mes poils se hérisser. Je m’habillais comme ça à la banque, un uniforme passe-partout, fade et si peu féminin ! Philippe s’approcha de moi.

— Fais-toi plaisir, me dit-il.

— C’est-à-dire ?

Il leva les yeux au ciel en souriant.

— C’est un sac à patates qu’on vous demande de faire, à toi de voir, trésor…

Il tourna les talons et alla s’interposer entre les filles qui se battaient au sujet du choix du tissu. Après tout, personne ne nous avait interdit quelques petites fantaisies. Je crois même qu’on venait de me donner l’autorisation de me lâcher. Je sortis mon carnet de croquis, ramenai mes cheveux en arrière et me servis d’un crayon pour les maintenir en chignon. Je me lançai ensuite dans l’esquisse de ce tailleur-pantalon que je comptais bien revisiter. Le mien ne serait pas fait pour porter au travail, mais pour sortir et mettre la femme en valeur.

— Original, me dit une voix grave et traînante par-dessus mon épaule, tandis que j’affinais mon esquisse.

Je sursautai et levai la tête, mon crayon à papier resta suspendu en l’air. Les conversations avaient cessé et tous les regards étaient braqués sur moi. En particulier celui de la patronne.

— Iris, suis-moi dans mon bureau.

Mon expression effarée ne l’empêcha pas d’attraper mon croquis. Elle quitta la pièce, je la suivis sans attendre. Je venais de commettre une belle erreur en voulant m’éloigner du modèle. J’étais pourtant certaine que Philippe avait cherché à me faire passer un message. Tout en me dirigeant vers l’escalier, je le cherchai du regard, il était introuvable. Dans son bureau, Marthe s’assit et m’invita à en faire autant. Porte-cigarette aux lèvres, elle étudia mon dessin attentivement.

— Pourquoi as-tu fait ça ? finit-elle par me demander en me le rendant.

— Je vais revenir au modèle de base, je n’aurais pas dû…

— Ce n’est pas ce que je t’ai demandé. Peu importe. Enfin une stagiaire avec un coup de crayon et des idées !