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— Je n’ai rien fait de spécial, madame.

Elle leva la main.

— Appelle-moi Marthe, jamais madame. Ta façon de dessiner et d’agrémenter ce tailleur parle d’elle-même. J’ai vu aussi la qualité de ton travail depuis ton arrivée. Tu sais coudre. Aussi bien le flou que du tailleur. As-tu déjà pensé à créer des modèles ?

— Je ne dirais pas que c’étaient des modèles, j’ai déjà fait quelques robes, des jupes, des vêtements basiques.

— Que comptes-tu faire après ton passage ici ?

— Je vais m’installer en tant que couturière à domicile. Je ferai un peu de tout : des retouches et quelques tenues de temps en temps, j’espère…

Ce qui me permettra d’être mère de famille à plein temps, pensai-je.

— C’est du gâchis. Je vais suivre de près ton travail cette semaine.

— Pourquoi ?

— Parce que tu m’intéresses. Fais ça ! (Elle pointa mon dessin) ! Retourne à ton poste maintenant.

Je lui obéis et regagnai l’atelier. Toutes les filles me sautèrent dessus à mon arrivée.

— Que te voulait Marthe ?

— Rien.

— C’est ça ! Continue à te mettre à l’écart, me dit l’une d’entre elles.

— On a l’impression que tu nous snobes ou qu’on te fait peur, renchérit une autre.

Je ne trouvai rien à répondre, encore paralysée par mon entretien avec Marthe. Elles reprirent toutes leur travail, me laissant à mon malaise grandissant.

Une heure plus tard, à la pause déjeuner, je leur demandai si je pouvais me joindre à elles. Ravies, elles me firent signe de les suivre. Installées dans un troquet, nous fîmes enfin connaissance, et je pus constater, soulagée, qu’elles étaient toutes assez sympathiques. Je réalisai en leur parlant que j’étais bourrée de préjugés et que j’avais perdu l’habitude de rencontrer de nouvelles têtes, ça ne me ressemblait en rien. Leur ambition était mature, contrairement à leur quotidien de jeunettes, et leur énergie avait un effet rafraîchissant sur moi. Sur le chemin du retour vers l’atelier, elles m’apprirent que Marthe possédait tout l’immeuble, qu’elle habitait les deux derniers étages et qu’elle donnait beaucoup de réceptions.

Je me remis au travail plus détendue que quelques heures auparavant. À la fin de la journée, j’avais pris un retard incroyable dans la confection, mais j’étais satisfaite de moi. Je quittai l’atelier au même moment que les filles.

Deux jours plus tard, je bâtissais le pantalon lorsque Marthe fit sa tournée de l’atelier. Elle jeta un coup d’œil au chantier de chacune et finit par le mien. Des épingles plein la bouche, je lui fis un signe de tête en guise de bonjour. Elle décortiqua à nouveau mon modèle dessiné avant de toucher le crêpe de soie noir que j’avais choisi pour mon tailleur et le satin bleu nuit pour les revers et tous les détails de finitions. Puis elle alla discuter avec Philippe en continuant à m’observer. C’était plus que désagréable et déstabilisant.

Elle revint l’après-midi même, au moment où je finissais le faufilage du gilet de serveur qui ferait office de veste. Je le posai sur le mannequin et me reculai pour traquer les défauts.

— Quand tu auras fini, je souhaiterais le montrer à une amie, me dit-elle.

– Ça ne mérite pas de sortir d’ici, c’est un simple devoir.

— C’est un péché que de gâcher autant de talent.

— Vous exagérez.

Elle me fixa de son regard noisette et sourit.

— On en reparlera.

Mes épaules se voûtèrent, et je soupirai. Elle éclata de rire et quitta la pièce.

Le lendemain, Philippe me donna à nouveau un cours particulier, il n’y avait pas d’autre mot. Après avoir vérifié que les filles pouvaient s’en sortir toutes seules, il se consacra à moi. Il avait remarqué la grande difficulté de la confection du gilet : des boutonnières passepoilées dans le bas du dos. C’était une technique que je n’avais jamais réussi à maîtriser. Nous y passâmes la journée entière et une partie de la soirée. Il ne compta pas son temps et m’imposa de recommencer autant de fois que nécessaire pour atteindre la perfection de la technique. Quand nous fûmes tous deux enfin satisfaits du résultat, je rentrai me coucher épuisée. Pourtant je vibrais encore d’excitation et le sommeil mit du temps à venir. Lorsque je fermais les yeux, je voyais des ciseaux, des porte-aiguilles, des points fins et en biais…

Le jeudi soir, je décidai de travailler tard : je voulais terminer tôt le lendemain pour rentrer le plus vite possible à la maison et retrouver Pierre. Tant que Marthe était là, je pouvais rester, m’avait précisé Philippe. Et elle était là à m’observer depuis le début de l’après-midi.

— Iris, tu viens prendre un verre avec nous ? me proposa une des filles.

Je levai la tête de mon ouvrage et les vis toutes prêtes à partir. Je leur souris.

— C’est gentil, mais je reste encore un peu, je veux avancer.

— Une prochaine fois ?

— Oui. Amusez-vous bien, à demain.

En les regardant partir, je me promis que la semaine suivante je sortirais avec elle. Je n’étais plus stressée par leur présence, mais bien par celle de la patronne. Je ne comprenais pas ce qu’elle me voulait. Je tentai de faire abstraction d’elle pour me concentrer sur ma tâche. Du coin de l’œil, je la vis se lever. Elle s’approcha de ma table.

— Tu aimes ce que tu fais, Iris ?

Je la regardai, ses yeux allaient de mon ouvrage à moi.

— Bien sûr.

— Pourquoi as-tu décidé de ne pas respecter le modèle imposé ?

— Je ne l’aimais pas. Tout juste bon pour passer inaperçu dans un bureau, ça me rappelait de mauvais souvenirs.

Je venais de parler trop vite. Elle sourit.

— Le tien pourrait servir dans un bureau. Si tu la portais pour te rendre à une négociation, tu la remporterais juste en traversant la pièce. Il va mettre ton corps en valeur.

Je rougis jusqu’à la racine des cheveux.

— Je ne l’ai pas fait pour moi.

Elle sourit.

— Jules aurait apprécié que je porte ça à une époque, murmura-t-elle.

Son regard se voila, et les traits de son visage reflétèrent une profonde tristesse. Elle glissa la main dans une minuscule poche, que je ne remarquai qu’à cet instant. Elle y prit quelque chose qu’elle porta à sa bouche et avala rapidement. Son geste fut à peine perceptible.

— Nous avons demandé de confectionner un basique parce que, justement, c’est la base. Les élèves capables de réaliser un travail d’une telle qualité et aussi élaboré sont rares, reprit-elle.

— Les autres n’ont pas eu l’idée, c’est tout, mais elles sont capables de le faire.

— Ta modestie est pathologique et devient franchement agaçante !

Son expression était très sérieuse. Elle m’affronta du regard, je baissai les yeux la première. Elle se rendit à l’étage, revint quelques minutes plus tard et posa des clés sur ma table.

— Reste travailler le temps que tu voudras, tu fermeras l’atelier. Je monte chez moi. À très bientôt, Iris.

— Euh… au revoir, et merci pour les clés.

Elle m’adressa un petit signe sans se retourner. Je la suivis dans le couloir. Qui était cette femme ? Une fois de plus, je notai son élégance. Sa démarche était souple en dépit de ses talons aiguilles. Elle avait enfilé sur sa robe chemise pourpre une redingote dont la ceinture pendait de chaque côté, tenait une paire de gants en peau à la main et portait un Kelly autour du poignet. Elle referma la porte. Je me retrouvais seule à l’atelier, et il n’y avait qu’elle et moi dans l’immeuble. À 20 heures passées, tout le monde était rentré chez soi.