« — Il est mort, espèce d’idiot! proféra-t-il avec son charme et son tact caractéristiques. Il ne faut plus boire quand ils sont morts! Mettez-vous bien cela dans la tête!
« Je fus pris un instant d’une sorte de frénésie hors de moi-même, je prétendis que le cœur de l’esclave battait encore et tentai furieusement de m’agripper de nouveau à son corps. Mes mains coururent sur sa poitrine, s’accrochèrent à ses poignets. Je les aurais ouverts de mes dents si Lestat ne m’avait obligé à me relever, tout en m’assenant une gifle. Cette gifle fut étonnante. Non point douloureuse au sens ordinaire du terme, mais comme un choc sensationnel, d’une nature différente, un ébranlement de tous mes sens, qui me fit chanceler et m’obligea, impuissant et hagard, à m’adosser à un cyprès, les oreilles palpitant du grésillement des insectes nocturnes.
« — Vous mourrez si vous n’y prenez pas garde, continuait Lestat. Votre victime vous aspirera dans la mort avec elle, si vous ne vous retirez pas au moment où la vie la quitte. Et, de plus, vous avez trop bu; vous allez être malade.
« Sa voix m’agaçait les nerfs. J’eus envie de me jeter sur lui, mais brusquement je ressentis ce qu’il avait prédit. C’était comme une douleur qui grignotait mon estomac, comme un tourbillon au-dedans de moi qui aspirait mes entrailles. C’était l’effet du sang qui passait trop vite dans mes propres veines, mais je ne le savais pas. Lestat s’en fut dans la nuit d’un pas de chat et je dus le suivre. J’avais mal à la tête, et ma douleur d’estomac ne s’était pas adoucie lorsque nous atteignîmes la Pointe du Lac.
« Nous nous assîmes à la table du salon. Je regardai avec mépris Lestat disposer des cartes pour une patience, sur le bois verni. Il était en train de marmonner des idioties. Je m’habituais à tuer, disait-il; cela ne serait rien. Je ne devais pas me laisser impressionner. Je réagissais trop violemment, comme si je n’étais pas débarrassé de ma « dépouille de mortel ». Je ne m’habituerais que trop à tout cela.
« — vous croyez vraiment? finis-je par demander.
« En fait, je me moquais de la réponse qu’il pourrait me faire. Je comprenais maintenant la différence qu’il y avait entre nous. L’épreuve du meurtre était passée sur moi comme un cyclone; de même celle d’avoir bu au poignet de Lestat. Ces deux expériences m’avaient tellement bouleversé, avaient tellement changé ma vision des choses, depuis le portrait de mon frère accroché au mur du salon jusqu’à l’étoile qui brillait au travers du carreau supérieur de la fenêtre, que je ne pouvais imaginer qu’un autre vampire les prenne pour simple routine. J’étais transformé, à jamais; je le savais. Ce que j’éprouvais au plus profond de moi, pour tout, même pour le bruit des cartes que mon compagnon alignait en rangées luisantes, c’était du respect. Lestat ressentait le contraire; ou bien ne ressentait rien. Il n’y avait rien à tirer de lui. Il marmonnait à mon adresse par-dessus son jeu, aussi ennuyeux, aussi banal, aussi malheureux qu’un mortel, et dépréciait mon aventure. Il était complètement fermé à la possibilité de vivre une expérience personnelle. Au matin, j’en étais arrivé à me rendre compte que je lui étais absolument supérieur et que j’avais été bien tristement joué en le recevant comme professeur. Il faudrait cependant qu’il soit mon guide pour les leçons indispensables — si toutefois il m’en restait vraiment à recevoir — et je devrais prendre mon parti d’une tournure d’esprit qui était blasphème à l’encontre de la vie elle-même. Mes sentiments à son égard n’étaient plus que totale froideur. En prenant conscience de ma supériorité, j’avais abandonné tout mépris. J’avais seulement faim de nouvelles découvertes, aussi belles et dévastatrices que mon meurtre, et je comprenais que, si je voulais magnifier toute expérience qui se présenterait à moi, je ne devrais compter que sur mes propres ressources pour faire mon apprentissage. Lestat n’était d’aucune utilité.
« Minuit était largement passé lorsque finalement je me levai et sortis sur la galerie. La lune était grosse au-dessus des cyprès, la lumière des chandelier filtrait par les portes ouvertes. Les piliers épais et les murs de plâtre de la maison avaient été récemment blanchis à la chaux, les planchers venaient d’être balayés, une pluie d’été avait lavé la nuit qui étincelait de gouttes d’eau. Je m’appuyai au dernier pilier de la galerie, la tête contre les tendres vrilles d’un jasmin qui poussait là en lutte constante avec une glycine, et, songeant à ce qui m’attendait sur les sentiers du monde et sur les sentiers du temps, je pris la résolution de les parcourir avec délicatesse et respect, retirant de chaque chose ce qui me permettrait de mieux goûter la suivante. Ce que tout cela signifiait, je ne le savais pas de façon certaine. Me comprenez-vous lorsque je dis que je ne voulais pas foncer tête baissée dans l’expérience de ma nouvelle vie, que ce que j’avais ressenti dans ma nature de vampire était beaucoup trop fort pour être gaspillé?
— Oui, répondit d’un ton ardent le jeune homme. On dirait que c’est comme d’être amoureux.
Les yeux du vampire brillèrent.
— C’est exact. C’est semblable à l’amour. (Il sourit.) Je vous décris mon état d’esprit de ce soir-là pour que vous sachiez qu’il y a de profondes différences entre les vampires et que vous compreniez comment j’en suis venu à choisir une approche différente de celle de Lestat. Dites-vous bien que je ne lui en voulais pas de ne pas apprécier son expérience, mais que, simplement, je n’arrivais pas à concevoir comment l’on pouvait gâcher pareilles sensations. Mais Lestat fit alors quelque chose qui devait m’enseigner une façon de poursuivre mon apprentissage.
« La manière dont il appréciait les richesses que recelait la Pointe du Lac n’était en rien superficielle. La beauté de la porcelaine dans laquelle on avait servi le souper de son père lui avait beaucoup plu; il aimait la douceur au toucher des tentures de velours, il traçait du pied les motifs des tapis. Il sortit de l’un des buffets un verre de cristal et dit :
« — Les verres me manquent.
« Mais il y avait dans sa voix une délectation malicieuse qui me fit l’étudier d’un œil dur. Comme je le détestais!
« — Je vais vous montrer un petit tour de ma façon, dit-il. Si vous aimez les verres.
« Ayant posé le verre de cristal sur la table à jeu, il vint me rejoindre sous la galerie et prit la pose d’un animal à l’affût. Perçant des yeux l’obscurité qui s’étendait au-delà de la zone qu’éclairaient les lumières de la maison, il scruta le sol au-dessous des branches arquées d’un chêne, puis en un clin d’œil, ayant sauté la balustrade et s’étant laissé choir souplement à terre, il plongea dans la nuit et attrapa quelque chose, de ses deux mains. Lorsqu’il me présenta sa capture, je sursautai de découvrir un rat.
« — Ne faites donc pas l’imbécile, dit-il. Vous n’avez jamais vu de rat?
« C’était un énorme rat des champs à la longue queue qui se débattait dans ses mains. Il le maintenait par le cou afin qu’il ne puisse mordre.
« — Cela peut-être très joli, un rat, reprit-il.
« Il entra dans le salon, ouvrit la gorge de l’animal au-dessus du verre de cristal, qui fut bientôt plein de sang, puis le balança par-dessus la balustrade de la galerie. Lestat éleva la coupe vers le chandelier d’un air de triomphe.
« — Il se pourrait que vous ayez besoin de vous nourrir de rats de temps à autre… Chassez donc de votre visage cette expression de dégoût, me dit-il. De rats, de poulets, de bétail… Si vous voyagez par bateau, vous avez sacrément intérêt à vous nourrir de rats; si vous ne voulez pas déclencher à bord une telle panique que l’on se mette à chercher votre cercueil. Oui, vous avez plutôt intérêt à nettoyer le navire de sa vermine.