« Payait-il maintenant le prix de cette vie passionnée? Avait-il une sensibilité que le changement effarouchait, que la crainte du nouveau racornissait? Je pensai calmement à tout ce que je pourrais lui dire — lui rappeler qu’il était immortel, que rien ne le condamnait à cette réclusion qu’il s’imposait, qu’il s’entourait des signes évidents d’une mort inéluctable. Mais je me tus; je savais que je ne dirais rien.
« Le silence revenu nous submergea, comme les flots noirs d’une mer que la sirène aurait provisoirement repoussée. Les mouches grouillaient sur le cadavre putrescent d’un rat. L’enfant me considéra d’un air tranquille, fixant mes yeux comme si c’étaient des hochets multicolores, et sa main potelée se referma sur mon doigt suspendu au-dessus des petits pétales de ses lèvres.
« Lestat s’était levé, raide, mais seulement pour se voûter de nouveau et se glisser dans son fauteuil.
« — Vous ne resterez pas avec moi, soupirant-il.
« Puis il se détourna et parut soudain se concentrer.
« — Je désirais tellement vous parler! dit-il. Cette nuit où je suis revenu à notre maison de la rue Royale, c’était seulement pour vous parler!
« Fermant les yeux, il fut pris d’une violente secousse et sa gorge parut saisie de contractions. Il semblait ressentir encore maintenant les coups que je lui avais portés alors. Rouvrant les yeux, il regarda dans le vide, s’humecta les lèvres, et reprit d’une voix basse et presque naturelle :
« — Je vous ai suivi à Paris…
« — Que vouliez-vous me dire? demandai-je. De quoi vouliez-vous me parler?
« Je me rappelais sa folle insistance, quand nous nous étions rencontrés au Théâtre des Vampires. Je n’y avais plus repensé, plus repensé du tout pendant des années. Et je m’apercevais que je n’avais guère envie d’aborder le sujet maintenant.
« Mais il se contenta de m’adresser un sourire, un sourire incolore, presque un sourire d’excuse, et de secouer la tête. Un doux désespoir emplit ses yeux de larmes.
« Je me sentis profondément soulagé de son silence.
« — Mais vous resterez! insista-t-il.
« — Non!
« — Et moi non plus! fit en écho le jeune vampire, caché dans l’ombre du perron.
« Il s’avança une seconde dans l’ouverture de la fenêtre, pour nous regarder. Lestat, après lui avoir jeté un coup d’œil, se détourna d’un air penaud, gonflant sa lèvre inférieure qui se mit a frémir.
« — Fermez-la, fermez-la, murmura-t-il en montrant la fenêtre du doigt.
« Puis, éclatant en sanglots, il mit la main devant sa bouche et baissa la tête pour pleurer.
« J’entendis les pas du jeune vampire qui descendait rapidement l’allée, puis le violent tintement de la grille de fer qui se refermait. Je me retrouvai seul avec les sanglots de Lestat. Longtemps, je le regardai pleurer, repensant à tout ce qui s’était passé entre nous. Des événements que j’avais crus oubliés me revinrent en mémoire, et revint aussi, irrépressible, la tristesse qui s’était abattue sur moi devant notre maison de la rue Royale. Une tristesse qui n’avait pas seulement pour cause Lestat, l’élégant et brillant vampire qui y avait vécu, mais toutes les choses que j’avais connues, aimées et perdues. Puis, tout à coup, j’eus l’impression d’être transporté en un lieu différent et à une autre époque, lieu et époque qui avaient toutes les apparences du réel. C’était une pièce où comme ici bourdonnaient les insectes, une pièce où l’air épais sentait le renfermé et la mort, malgré les parfums du printemps. J’étais sur le point de savoir ce qu’était cet endroit, mais, conscient de ce que la révélation serait douloureuse, terriblement douloureuse, mon esprit s’en détourna avec force, protestant : « Non, ne me ramène pas en ces lieux!… » et soudain la scène disparut, me laissant seul avec Lestat. Stupéfait, je vis une de mes larmes tomber sur le visage de l’enfant. Elle brilla sur sa joue, qui s’arrondit sous l’effet d’un sourire. Peut-être avait-il été amusé par la lumière qui jouait dans mes larmes. Je m’essuyai le visage et regardai mes doigts humides avec étonnement.
« — Mais, Louis…, disait doucement Lestat, comment pouvez-vous être tel que vous êtes, comment pouvez-vous supporter…
« La même moue à la bouche, il leva les yeux vers moi, son visage mouillé de larmes.
« — Parlez-moi, Louis, aidez-moi à comprendre! Comment faites-vous pour admettre, comme faites-vous pour vous habituer?
« A la détresse que je lisais dans ses yeux, au ton plus profond qu’avait pris sa voix, je comprenais qu’il s’obligeait à s’aventurer, lui aussi, dans des contrées douloureuses, des contrées dont il s’était, très longtemps, tenu à l’écart. Mais son regard devint brumeux, confus. Il resserra sa robe de chambre autour de lui et, secouant la tête, regarda le feu. Un frisson le parcourut et il gémit.
« — Je dois partir maintenant, Lestat, lui dis-je.
« Je me sentais las, las de lui, las de ma tristesse. Je désirais le calme du dehors, ce calme auquel je m’étais si parfaitement habitué. En me levant, je m’aperçus que je prenais le petit bébé avec moi.
« Lestat tourna vers moi ses grands yeux angoissés et son visage sans rides et sans âge.
« — Mais vous reviendrez…, vous viendrez me voir…, Louis?
« Je lui tournai le dos et, malgré ses appels, quittai d’un pas tranquille la maison. Quand j’eus atteint la rue, je jetai un coup d’œil en arrière et l’aperçus, planté à la fenêtre, qui n’osait pas sortir. Depuis longtemps, très longtemps, il n’était plus sorti de sa maison, et peut-être, pensai-je, peut-être ne sortirait-il plus jamais.
« Je retournai jusqu’à la petite maison où l’autre vampire avait pris l’enfant et l’y déposai dans son berceau.
— Peu de temps après, j’appris à Armand que j’avais rencontré Lestat. C’était peut-être un mois plus tard, je ne sais pas. Le temps signifie peu pour moi. Mais Armand y attachait beaucoup d’importance, et fut stupéfait que je ne lui en aie pas parlé plus tôt.
« Nous nous promenions dans le haut de la ville, là où commence l’Audubon Park, là où la levée n’est plus qu’une pente herbeuse et déserte qui descend vers une rive boueuse où se déposent ici et là les détritus charriés par le fleuve. Sur l’autre rive, on voyait les lumières très pâles des usines et des entrepôts établis au bord du fleuve, petits points rouges ou verts qui scintillaient dans le lointain comme des étoiles. La lune révélait la force et la vitesse du courant et la chaleur de l’été était vaincue par la brise fraîche qui s’élevait sur l’eau et agitait la mousse qui pendait sous les chênes tordus. Nous nous assîmes sous l’un d’entre eux. Je ramassai un brin d’herbe et le mordis, quoique le goût m’en parût amer et peu naturel. Mais le geste était, lui, naturel. Je pensais presque que je pourrais bien ne jamais plus quitter La Nouvelle-Orléans… Mais que signifiaient de telles pensées lorsque l’on jouit d’une vie éternelle? « Jamais », voilà bien un mot de mortel…
« — Mais vous n’avez donc ressenti aucun désir de vengeance? me demanda Armand.
« Il était étendu sur l’herbe près de moi, le poids de son corps reposant sur son coude.
« — Pourquoi? répliquai-je d’une voix calme.
« Comme souvent, j’avais envie qu’il ne soit pas là. J’aurais préféré la solitude, près du fleuve froid et puissant, sous la lune pâle.
« — Il s’est fait justice lui-même. Il est en train de mourir, de mourir de rigidité, de terreur. Son âme n’accepte pas cette époque. Et il ne meurt pas de la mort sereine et élégante du vampire que vous m’avez une fois décrite, à Paris, mais de la mort maladroite et grotesque des humains de ce siècle… Il meurt de vieillesse.