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« — Je voulais l’amour et la bonté dans ce qui n’est que mort vivante, continuai-je. Depuis le début, c’était impossible, car on ne peut faire consciemment le mal et prétendre en même temps à l’amour et au bien. Vous ne pouvez prétendre qu’au désespoir, au désarroi, aux frustrations — à chasser le fantôme du bien, les humaines. Je connaissais la vérité avant même d’arriver à Paris. J’eus pour la première fois l’impression de nourrir ma soif. Ce fut mon arrêt de mort. Mais je ne voulus pas l’accepter, ne pus pas l’accepter, car, comme toutes les créatures vivantes, je ne souhaite pas mourir! Et je me mis à chercher d’autres vampires, à chercher Dieu, à chercher le diable, à chercher mille choses cachées sous des milliers de noms. Et tout était semblablement mauvais, tout était faux. Car personne ne pouvait me convaincre de ce que je savais dans mon for intérieur — que mon âme était damnée. Quand je vous rencontrai à Paris, je vous vis puissant, beau et sans remords. Mais vous étiez un destructeur de vies, tout comme moi, plus impitoyable et plus malicieux même que moi. J’ai vu en vous le seul être que je pouvais réellement espérer devenir, et le degré de mal, le degré de froideur auquel je devais parvenir pour que ma peine disparaisse. Je l’ai accepté; et ainsi se sont éteintes ces passions que vous aviez vues en moi. Je ne suis plus que le reflet de vous-même.

« Un long moment passa avant qu’il ne parle. Il s’était levé et, me tournant le dos, regardait le fleuve, tête baissée, mains pendantes. « Je ne peux rien dire de plus, pensais-je calmement, rien faire d’autre. »

« — Louis, dit-il, relevant la tête, d’une voix épaisse et inhabituelle.

« — Oui, Armand?

« — Y a-t-il autre chose que vous attendiez de moi, que vous vouliez de moi?

« — Non, fis-je. Que voulez-vous dire?

« Il ne répondit pas et s’éloigna lentement. Au début, je crus qu’il ne voulait que faire quelques pas, marcher seul quelques instants au long de la rive boueuse. Le temps que je comprenne qu’en fait il me quittait, il n’était plus qu’un petit point noir se découpant sur les scintillements intermittents de l’eau sous la lune. Je ne devais jamais le revoir.

« Je ne fus vraiment sûr que son départ était définitif que plusieurs nuits plus tard. Il avait laissé son cercueil, mais ne revint jamais le chercher. J’attendis plusieurs mois avant de le faire emporter au cimetière Saint-Louis pour le faire descendre dans la crypte où j’étais censé être enterré. La tombe, négligée depuis longtemps car ma famille était partie, reçut ainsi le seul reste qu’il m’ait laissé de lui. Mais j’en conçus un sentiment de plus en plus inconfortable. J’y pensais en m’éveillant, j’y pensais à l’aube juste avant de fermer les yeux. Une nuit, j’allai au cimetière, sortis le cercueil du caveau et le mis en pièces, que je semai dans l’herbe haute de l’étroite allée.

« Un soir, peu de temps après, le jeune vampire, qui était le dernier enfant de Lestat, m’accosta. Il me supplia de lui dire tout ce que je savais du monde et de devenir son compagnon et son professeur. Je lui répondis que je savais principalement que je le détruirais si jamais je le revoyais.

« — Vous voyez, quelqu’un doit mourir chaque nuit où je sors, et il en sera ainsi jusqu’à ce que j’aie le courage d’y mettre fin, ajoutai-je. Et vous seriez pour moi une parfaite victime, en tant que tueur aussi englué dans le mal que moi-même.

« Je quittai La Nouvelle-Orléans la nuit suivante, parce que mon chagrin ne disparaissait pas. Et je ne voulais plus repenser à cette vieille maison où se mourait Lestat; ni à ce vampire moderne et acide que j’avais mis en fuite. Ni à Armand.

« Je voulais aller quelque part où rien ne m’eût été familier; où rien n’eût d’importance.

« Et, cette fois-ci, c’est vraiment la fin de mon histoire. Je n’ai rien à y ajouter.

Le jeune homme, muet, fixait des yeux le vampire, qui était assis, recueilli, mains croisées sur la table. Ses yeux étroits et bordés de rouge étaient posés sur la bande magnétique qui défilait. Son visage était si émacié que les veines saillaient de ses tempes, comme creusées dans la pierre. Il se tenait si immobile que seuls ses yeux verts témoignaient d’un peu de vie, une vie qui ne consistait qu’en une morne fascination devant le mouvement de la cassette.

Se reculant, le jeune homme fit courir d’un mouvement lâche ses doigts dans ses cheveux.

— Non, fit-il avec une brève inspiration.

Puis il répéta, plus fort :

— Non!

Le vampire ne parut pas l’entendre. Ses yeux se tournèrent vers la fenêtre, vers le ciel gris et sombre.

— Il n’y avait pas de raison que cela se termine ainsi! reprit le jeune homme en se penchant en avant.

Sans quitter le ciel des yeux, le vampire émit un rire bref et sec.

— Tout ce que vous avez éprouvé, à Paris! (La voix du jeune homme s’amplifia.) Votre amour pour Claudia, vos sentiments, vos sentiments pour Lestat, même… Il n’y avait pas de raison que cela se termine ainsi, par ce… désespoir! Car c’est bien de désespoir qu’il s’agit, n’est-ce pas?

— Arrêtez, ordonna brutalement le vampire en levant la main droite.

Ses yeux revinrent, presque machinalement, sur le visage de son interlocuteur.

— Je vous ai dit, et je vous répète, que cela ne pouvait pas se terminer autrement.

— Je ne peux pas l’accepter, dit le jeune homme en secouant vigoureusement la tête. (Il croisa les bras sur la poitrine.) Non, je ne peux pas.

L’émotion sembla le submerger, à tel point qu’involontairement il repoussa sa chaise, qui grinça sur le plancher nu, et se mit à arpenter la pièce. Quand il se retourna pour faire face au vampire, les mots qu’il voulait prononcer s’étranglèrent dans sa gorge. Le vampire, quant à lui, l’observait, avec un amusement amer mêlé d’un certain ressentiment.

— Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous m’avez raconté? C’est une aventure telle que je n’en connaîtrai jamais, de toute ma vie! Vous me parlez de passion, vous me parlez de désir! Vous me parlez de choses que des millions d’entre nous ne goûterons jamais, ne pourront jamais comprendre! Et vous m’affirmez que c’est ainsi que cela devait se terminer! Je vous le dis…

Il s’était rapproché du vampire et écartait ses mains ouvertes, dans un geste véhément.

— Si seulement vous me donniez votre pouvoir! Le pouvoir de sentir, de voir, de vivre pour toujours!

Les yeux du vampire s’écarquillèrent, sa bouche s’ouvrit de stupéfaction.

— Quoi! s’exclama-t-il d’une voix sourde, quoi!

— Donnez-moi ce pouvoir! répéta le jeune homme en refermant le poing droit et s’en frappant la poitrine. Faites de moi un vampire!

Après un bref moment de confusion, le jeune homme, moite de terreur, se retrouva suspendu par les épaules aux mains du vampire, qui, debout, le fixait d’un regard furieux.

— C’est cela que vous voulez? murmura-t-il, ses lèvres bougeant à peine. C’est cela… après tout ce que je vous ai dit…, c’est cela que vous me demandez!

Un petit cri s’échappa des lèvres du jeune homme, qui se mit à trembler de tout son corps, la sueur perlant à son front et au-dessus de sa lèvre. Attrapant délicatement le vampire par le bras, il dit, fondant presque en larmes :

— Vous ne savez pas ce qu’est la vie des hommes! Vous avez oublié! Vous ne comprenez pas vous-même ce que votre histoire signifie pour un être humain tel que moi!

Un sanglot étouffé interrompit ses paroles, et ses doigts s’enfoncèrent dans le bras du vampire.

— Mon Dieu! fit le vampire, qui, en se détournant, manqua de le projeter, déséquilibré, sur le mur opposé.

Dos tourné, il regarda la fenêtre grise.