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— Vous ne tuiez que des animaux’?

— Oui. Mais, je vous l’ai dit, je vais y revenir. Nous connaissions tous deux la plantation, et je m’étais autorisé l’un des plaisirs les plus grands du vampire, celui d’observer les gens sans qu’ils s’en doutent. Je connaissais les sœurs Frênière aussi bien que les rosiers magnifiques qui poussaient autour de la chapelle de mon frère. C’était un groupe de femmes tout à fait unique. Toutes, à leur façon, avaient l’élégance de leur frère, mais l’une d’elles, je la nommerai Babette, était de surcroît supérieurement intelligente. Cependant, aucune n’avait reçu l’éducation nécessaire pour s’occuper de la plantation, aucune ne comprenait les choses financières les plus élémentaires. Elles dépendaient totalement de leur frère, et en avaient conscience. Il y avait donc, mêlé à leur amour pour lui, à leur conviction passionnée qu’il était capable de décrocher la lune, et que tout amour conjugal qu’elles pourraient jamais connaître ne serait qu’un pâle reflet de leur amour fraternel, il y avait mêlé à tout cela le désespoir violent né de l’instinct de survie. Si Frênière mourait dans le duel, l’exploitation s’effondrerait. Son économie fragile, son train de vie splendide, liés de manière permanente à des hypothèques garanties par la récolte de l’année suivante, étaient entre ses seules mains. Vous pouvez donc imaginer la panique et le désarroi qui régnaient au domaine des Frênière la nuit où le frère descendit en ville au rendez-vous fixé pour le duel. Et maintenant représentez-vous Lestat, grinçant des dents comme un diable d’opéra bouffe parce que le meurtre du jeune Frênière risquait de lui échapper.

— Voulez-vous dire que… vous étiez inquiet pour les filles Frênière?

— Très inquiet, dit le vampire. Leur situation était épouvantable. Et j’étais inquiet aussi pour le jeune homme. Cette nuit-là, il s’enferma dans le bureau de son père et fit son testament. Il savait parfaitement bien que s’il tombait sous la rapière le matin suivant, à quatre heures, sa famille serait entraînée dans sa chute. Il déplorait la situation, mais ne pouvait rien faire pour la modifier. Esquiver le duel aurait signifié sa ruine sociale, et aurait même été probablement impossible. Son adversaire l’aurait poursuivi jusqu’à le forcer à combattre. Lorsque à minuit il quitta la plantation, il regardait la mort en face avec l’assurance de celui qui, n’ayant pas le choix du chemin à suivre, décide de le faire avec un parfait courage. Ou bien il tuerait le jeune Espagnol, ou bien il mourrait; l’issue du combat était imprévisible, malgré toute son habileté. Son visage reflétait une profondeur de sentiments et de réflexion que je n’avais jamais vue en aucune des victimes de Lestat. C’est là que je me battis pour la première fois avec Lestat. Pendant des mois, je l’avais empêché de tuer le jeune homme; à l’heure présente, il craignait d’être devancé par le jeune Espagnol.

« Nous poursuivîmes à dos de cheval le jeune Frênière sur la route de La Nouvelle-Orléans, Lestat cravachant pour le rattraper et moi cravachant pour rattraper Lestat. Je vous ai dit que le duel était prévu pour quatre heures du matin, à la limite du marais, juste à la sortie de la porte septentrionale de la ville. Arrivant là un peu avant quatre heures, nous aurions tout juste le temps de rentrer à la Pointe du Lac avant l’aube, ce qui signifiait que nos vies étaient en danger. J’étais furieux contre Lestat comme je ne l’avais jamais été ; il était déterminé à tuer le jeune homme.

« — Laissez-lui sa chance! insistai-je en me saisissant de Lestat avant qu’il pût approcher sa victime.

« C’était le plein hiver; dans les marais régnait un froid mordant et humide, et une pluie glacée balayait, rafale après rafale, la clairière où le duel devait avoir lieu. Bien sur, je ne craignais pas les intempéries comme peut le faire un mortel; le froid ne m’engourdit pas, je ne suis pas sujet aux grelottements ni aux maladies des humains. Mais les vampires ressentent le froid avec autant d’âpreté que les hommes, et le sang de leurs victimes est souvent le riche et sensuel remède qu’ils emploient pour s’en défendre. Cependant, ce qui m’inquiétait ce matin-là, ce n’était pas l’inconfort qui était mien, mais l’excellente couverture d’obscurité qu’offraient les éléments, et qui rendait Frênière extrêmement vulnérable à l’assaut de Lestat. Il suffirait qu’il s’écarte d’un pas de ses amis, en direction du marais, pour devenir une proie facile. C’est pourquoi j’empoignai Lestat et l’immobilisai.

— Mais vous ressentiez envers tout cela en même temps un certain détachement, une distanciation?

— Hum… (Le vampire soupira.) Oui. Mêlés à une colère résolue. Se rassasier de la vie d’une famille entière était pour moi la quintessence même de l’indifférence et du mépris envers tout ce qu’il aurait dû regarder avec la profondeur que lui conférait sa nature. Alors, je le maintenais ferme dans le noir, tandis qu’il me crachait des injures. Le jeune Frênière prit sa rapière des mains de son ami et témoin, puis s’avança sur l’herbe lisse et humide à la rencontre de son adversaire. Quelques mots furent échangés, et le duel commença. Il ne dura qu’un instant : Frênière avait mortellement blessé son rival d’une vive estocade dans la poitrine. Le jeune Espagnol tomba à genoux dans l’herbe, perdant son sang, mourant, et cria quelque chose d’inintelligible à l’adresse de Frênière. Le vainqueur resta debout sans bouger. Chacun pouvait voir qu’il ne tirait aucun plaisir de sa victoire, qu’il considérait la mort comme une abomination. Ses compagnons s’avancèrent avec leurs lanternes et le pressèrent de rentrer aussi vite que possible, en abandonnant le mourant à ses amis. Pendant ce temps, l’Espagnol n’avait permis à personne de le toucher. Mais, comme Frênière et ses deux compagnons faisaient demi-tour et se dirigeaient à pas lourds vers leurs chevaux, il sortit un pistolet. Je fus peut-être le seul à m’en apercevoir, dans l’obscurité. En tout cas, je criai un avertissement à Frênière tout en me jetant sur l’arme, et cela suffit à Lestat. Alors que je m’appliquais maladroitement à attirer l’attention de Frênière et à m’emparer du pistolet, Lestat, avec ses années d’expérience et sa plus grande agilité, s’était saisi du jeune homme et l’avait fait disparaître dans les cyprès. Je ne pense pas que ses amis aient jamais compris ce qui s’était produit. Le pistolet partit, l’Espagnol s’effondra, et je me précipitai dans les marécages presque gelés en appelant Lestat.

« Je le vis enfin. Frênière gisait étendu sur les racines noueuses d’un cyprès, les bottes plongées dans l’eau sombre, et Lestat était encore penché sur lui, maintenant fermement la main de sa victime qui tenait toujours la lame. Je voulus lui faire lâcher prise, mais il projeta sa main droite vers moi, dans un geste si fulgurant que je ne le vis pas, et que je ne compris qu’il m’avait frappé que lorsque je me retrouvai moi aussi dans l’eau. Le temps de recouvrer mes esprits et Frênière était mort. Je vis ses yeux clos, ses lèvres immobiles comme s’il ne faisait que dormir. Je commençai à maudire Lestat, et tressaillis quand le corps du jeune homme se mit à glisser dans le marécage. L’eau monta vers son visage et le recouvrit complètement. Lestat jubilait. Il me rappela d’un mot bref que nous avions moins d’une heure pour rentrer à la Pointe du Lac et jura de se venger de moi.