« — Si je n’aimais tant la vie de planteur en Louisiane, j’en terminerais avec vous cette nuit même. Je connais un moyen, menaça-t-il. Je devrais perdre votre cheval dans les marais. Vous n’auriez plus qu’à vous creuser un trou pour y étouffer!
« Il enfourcha son cheval. et s’en fut.
« Même après toutes ces années, je ressens encore cette colère contre lui, tel un métal en fusion dans mes veines. Je compris a ce moment ce que signifiait pour lui être un vampire.
— Ce n’était qu’un tueur, intervint le jeune homme, dans la voix duquel se reflétait quelque chose de l’émotion du vampire. Aucun respect pour rien.
— Non. Etre un vampire signifiait pour lui se venger. Se venger de la vie elle-même. Chaque fois qu’il prenait une vie, c’était une vengeance. Rien d’étonnant donc à ce qu’il n’appréciât rien. Il n’était même pas en état de soupçonner les nuances que pouvait revêtir l’existence d’un vampire, tant il était braqué sur cette vengeance maniaque qu’il voulait assouvir contre la vie de mortel qu’il avait quittée. Consumé de haine, il regardait le passé; consumé d’envie, il n’aimait rien à moins qu’il ne soit en mesure de le dérober aux autres; et, son larcin accompli, il se montrait de nouveau amer et inassouvi, incapable d’apprécier l’objet volé. Il se tournait alors vers autre chose. Aveugle, stérile et méprisable vengeance…
« Je vous ai parlé des sœurs Frênière. Il était presque cinq heures et demie lorsque j’atteignis leur domaine. L’aube viendrait peu après six heures, mais j’étais tout près de chez moi. Je me glissai sur la galerie supérieure de la maison et les vis toutes rassemblées dans le salon. Elles n’avaient même pas revêtu leurs vêtements de nuit. Les flammes des chandelles étaient basses. Dans l’attente du mot fatidique, elles s’étaient assises, déjà dans l’attitude du deuil. Elles étaient toutes habillées de noir, selon leur habitude lorsqu’elles étaient chez elles, et, dans la pénombre, les formes noires de leurs robes se fondaient à leurs cheveux de jais, si bien qu’à la lueur des bougies leurs visages évoquaient cinq apparitions pâles et tremblotantes, tristes et courageuses. Seul le visage de Babette montrait de la résolution, et faisait penser qu’elle était déjà déterminée à prendre la charge du domaine si son frère mourait. Son expression était la même que celle de son frère quand il était monté sur son cheval pour se rendre au duel. C’était une tâche insurmontable qui l’attendait, et qui mènerait sans aucun doute à la ruine finale dont Lestat serait le responsable. Alors, je pris un grand risque : je me fis connaître d’elle, en jouant avec la lumière. Ainsi que vous le constatez, mon visage est très blanc et sa surface, lisse, renvoie la lumière, un peu comme du marbre poli.
— Oui, approuva le jeune homme, un peu troublé. Votre visage est… très beau, vraiment, ajouta-t-il. Je me demande si… Et que se passa-t-il donc ensuite?
— Vous vous demandez si j’étais bel homme durant sa vie de mortel, dit le vampire.
Le jeune homme fit oui de la tête.
— Je l’étais, en effet. Rien de fondamental n’a changé en moi. Si ce n’est que je ne savais pas que j’étais beau. La vie soufflait autour de moi des tourbillons de petits problèmes mesquins, comme je vous le disais. Je ne regardais rien d’un œil libre, pas même les miroirs…, surtout pas les miroirs… Mais j’en reviens à mon histoire. Je m’approchai du carreau de la fenêtre et laissai la lumière tomber sur mon visage, alors que justement les yeux de Babette étaient tournés vers la vitre, puis fis en sorte de disparaître à propos.
« Quelques secondes plus tard, toutes les sœurs savaient qu’elle avait aperçu une « créature étrange », une créature fantomatique. Les deux esclaves qui servaient à la maison refusèrent fermement d’aller voir. Impatient, j’attendis qu’arrive ce que j’avais souhaité : que Babette se décide à prendre sur une petite table un candélabre, à en allumer les bougies, et, dédaigneuse de la peur générale, à s’aventurer seule sur la véranda froide, tandis que ses sœurs s’agitaient dans l’embrassure de la porte comme de grands oiseaux noirs, l’une d’elles criant même que leur frère était mort et qu’elle en avait vu le spectre. Il faut que vous compreniez, évidemment, que Babette, avec sa force d’âme, ne pouvait avoir la faiblesse d’attribuer ce qu’elle avait vu à un tour de son imagination ou à une apparition fantomatique. Je la laissai traverser dans toute sa longueur la véranda obscure avant de lui parler, et même alors je ne lui permis de distinguer que le vague contour de ma silhouette près de l’une des colonnes.
« — Dites à vos sœurs de se retirer, lui murmurai-je. Je suis venu vous parler de votre frère. Faites ce que je vous dis.
« Après être restée quelques secondes immobile, elle se tourna vers moi et s’efforça de me voir malgré l’obscurité.
« — Je n’ai que peu de temps. Je ne vous ferais de mal pour rien au monde, ajoutai-je.
« Décidant d’obéir, elle dit à ses sœurs que ce n’était rien et leur demanda de fermer la porte. Elles obtempérèrent, en personnes prêtes à tout abdiquer pour avoir un chef. Alors, je m’avançai dans la clarté du candélabre que Babette portait.
Le jeune homme ouvrait de grands yeux. Sa main se posa sur ses lèvres.
— Aviez-vous pour elle l’apparence que… vous avez pour moi? demanda-t-il.
— Vous posez cette question avec tant d’innocence ! répondit le vampire. Oui, je pense que oui. Si ce n’est que, à la lueur des bougies, j’ai toujours eu une apparence moins surnaturelle. De toute façon, je n’avais aucunement l’intention de passer à ses yeux pour une créature normale.
« — Je n’ai que quelques minutes, lui dis-je dès que la porte fut fermée. Mais ce que j’ai à vous dire est de la plus grande importance. Votre frère s’est battu bravement et a vaincu; cependant, il faut que vous sachiez qu’il est mort. Ce fut une mort inéluctable, qui a fondu sur lui dans la nuit comme un voleur, et contre laquelle sa vertu et son courage étaient impuissants. Mais ceci n’est pas l’essentiel de ce que j’ai à vous dire. Voici. Vous pouvez diriger la plantation et la sauver. Il suffit pour cela que vous ne vous laissiez convaincre par personne du contraire. Vous devez remplacer votre frère, en dépit de toutes les manifestations de réprobation, de toutes les récriminations de convention, de bienséance ou de bon sens. N’écoutez rien de tout cela. La terre qui vous appartient est la même aujourd’hui qu’hier, alors que votre frère dormait encore là-haut dans sa chambre. Rien n’est changé. Vous devez prendre sa place. Si vous ne le faisiez pas, la terre serait perdue, et votre famille aussi. Vous seriez cinq femmes à vivre sur une faible pension, condamnées à vous contenter de la moitié ou moins encore de ce que la vie peut vous offrir. Apprenez ce que vous devez savoir, ne laissez passer aucune interrogation sans en trouver la réponse. Et prenez ma visite comme un encouragement, si jamais votre résolution chancelait. Vous devez saisir les rênes de votre nouvelle vie. Votre frère n’est plus.