« Il m’était permis de voir sur son visage qu’elle avait entendu chacun de mes mots. Elle m’aurait posé des questions, mais elle me crut lorsque j’affirmai que je n’avais pas le temps d’y répondre. Puis j’usai de toute mon habileté à m’enfuir si rapidement qu’il sembla que je m’évanouissais. Je regardai, du jardin où je me trouvais maintenant, son visage éclairé par les bougies. Elle fouilla des yeux l’obscurité, de tous côtés, à ma recherche, puis fit un signe de croix et rentra retrouver ses sœurs.
Le vampire sourit.
— On ne parla absolument pas, sur les rives du fleuve, d’une étrange apparition dont aurait été témoin Babette Frênière, mais, passé la période de condoléances et de commisération sur le sort de ces femmes laissées à elles-mêmes, elle devint l’objet de scandale de tout le voisinage parce qu’elle avait choisi de diriger l’exploitation toute seule. Elle réussit à procurer une énorme dot à sa sœur cadette, et se maria elle-même l’année suivante. Quant à Lestat et moi, nous n’échangions presque plus une seule parole.
— Continua-t-il à vivre à la Pointe du Lac?
— Oui. Je ne pouvais pas être sûr qu’il m’avait dit tout ce qu’il me fallait savoir. Il était d’ailleurs nécessaire d’avoir recours à de nombreux stratagèmes. Par exemple, ma sœur dut se marier en mon absence, tandis que j’étais atteint de « crises de paludisme », et quelque chose de semblable me terrassa le matin des funérailles de ma mère. Tous les soirs, nous nous asseyions, Lestat et moi, pour « dîner » en compagnie de son vieux père, et produisions de jolis bruits avec nos couteaux et nos fourchettes, tandis qu’il nous recommandait de bien finir nos assiettes et de ne pas boire trop vite notre verre de vin. Je recevais ma sœur au prix de douzaines d’ « horribles maux de tête » dans une chambre mal éclairée, enfoui sous des couvertures jusqu’au menton, en la priant, ainsi que son mari, de tolérer le peu de lumière destiné à ménager mes yeux douloureux, et cela dans le but de leur confier d’importantes sommes à investir pour notre profit commun. Heureusement, son mari était un idiot; un idiot inoffensif, mais un idiot tout de même, produit de quatre générations de mariages entre cousins germains.
« Cependant, alors que ce type de stratagèmes fonctionnait bien, nous commencions d’avoir quelques problèmes avec nos esclaves. C’est d’eux que vinrent les soupçons, d’autant plus que, comme je l’indiquais, Lestat tuait quiconque il avait envie de tuer. Aussi y avait-il constamment quelque rumeur de décès mystérieux sur cette partie de la côte. Mais les premiers murmures furent provoqués par certaines choses qu’ils avaient surprises de nos activités, ainsi que je pus m’en rendre compte, une nuit que je me glissais comme une ombre parmi les cases des esclaves.
« Je dois vous expliquer d’abord quelle était la nature de ces esclaves. Ceci se passait à peu près en 1795. J’avais vécu dans un calme relatif pendant quatre ans en compagnie de Lestat, ayant investi l’argent qu’il trouvait, augmenté nos terres, acheté des appartements et des maisons à La Nouvelle-Orléans, que je louais, la plantation elle-même rapportant peu… — c’était plus une couverture qu’une source de profit pour nous. Je dis « nous ». J’ai tort. Je n’ai jamais rien signé en faveur de Lestat, et, ainsi que vous l’avez compris, légalement, j’étais toujours en vie. Mais en 1795 les esclaves n’avaient pas cette nature que vous avez vue décrite dans les romans et les films qui traitent du Sud. Ce n’étaient pas ces gens à la peau brune et vêtus de haillons de toile qui parlaient sur un mode doux un dialecte issu de l’anglais. C’étaient des Africains. Certains étaient des gens des îles — je veux dire étaient originaires de Saint-Domingue. Leur peau était tout à fait noire, et ils étaient parfaitement étrangers. Ils parlaient leurs langues africaines ou le français créole et, lorsqu’ils chantaient, c’étaient des mélopées africaines qui transformaient la campagne en une contrée exotique et étrange, et qui m’effrayaient, du temps de ma vie de mortel. Superstitieux, ils possédaient leurs secrets et leurs traditions. En bref, leur nature profonde n’avait pas encore été complètement détruite. L’esclavage était la malédiction de leur vie, mais ils n’avaient pas encore été dépossédés de leur héritage d’Africains. Ils toléraient le baptême et les vêtements modestes que leur imposaient les lois du catholicisme français; mais, le soir, ils transformaient leurs pauvres étoffes en costumes séduisants et se faisaient des bijoux avec des os et des morceaux de métal jetés au rebut, qu’ils polissaient jusqu’à les faire ressembler à de l’or. Après la tombée de la nuit, la zone des cases de la Pointe du Lac était une terre étrangère, une côte africaine, où le plus hardi des surveillants n’aurait voulu s’aventurer. Mais rien de tout cela ne pouvait effaroucher un vampire.
« Du moins jusqu’au soir d’été où, invisible comme une ombre, je surpris par la porte ouverte de la case de l’un des contremaîtres noirs une conversation qui me convainquit que nous étions en grand danger pendant notre sommeil. Les esclaves savaient maintenant que nous n’étions pas des mortels ordinaires. A voix étouffée, les servantes de notre maison étaient en train de raconter comment elles nous avaient vus, au travers d’une fente dans la porte, dîner gaiement dans des plats vides et boire dans des verres vides, nos visages blêmes et fantomatiques à la lueur des bougies, en compagnie du malheureux vieillard qui était entre nos mains. Elles avaient aperçu par les trous de serrure le cercueil de Lestat, et, une fois, il avait battu l’une d’elles sans pitié parce qu’elle traînait devant les fenêtres de sa chambre, qui donnaient sur la véranda.
« — Il n’y a pas de lit dedans, se confiaient-elles l’une à l’autre avec des hochements de tête. Il dort dans le cercueil, j’en suis sûre.
« Moi, ils m’avaient vu, soir après soir, m’extraire de la chapelle qui n’était guère plus alors qu’une masse informe de briques et de vignes, couverte de glycines en fleur au printemps, de roses sauvages en été ; ses vieux volets, qui n’avaient jamais été peints et étaient toujours restés fermés, luisaient de mousse et les araignées couraient sous les voûtes de pierre. Je prétendais bien sûr la visiter en mémoire de mon frère Paul, mais leurs conversations prouvaient clairement qu’ils ne croyaient plus à de pareils mensonges. Si bien qu’ils nous attribuaient non seulement les meurtres des esclaves, du bétail et parfois des chevaux retrouvés morts dans les champs et dans les marais, mais également tous les événements inhabituels qui pouvaient se produire; les orages et les inondations étaient les armes que Dieu employait dans la guerre personnelle qu’il nous livrait, à Lestat et à moi-même. Nous étions des démons, au pouvoir irrésistible. Non, il fallait nous détruire…
« A cette assemblée, dont j’étais un participant invisible, étaient présents un grand nombre d’esclaves du domaine des Frênière. Cela signifiait que la rumeur allait se répandre sur toute la côte. Je ne pensais vraiment pas que la côte entière pût être sujette à une vague d’hystérie, cependant j’entendais ne prendre aucun risque d’être repéré. Je me hâtai donc de rentrer à la maison pour annoncer à Lestat que nous avions fini de jouer aux planteurs. Il lui faudrait abandonner son fouet pour esclaves et son rond de serviette en or pour aller s’installer en ville.
« Il s’y opposa, naturellement. Son père était gravement malade et pouvait bientôt mourir. Il n’avait pas l’intention de fuir une bande d’esclaves stupides.
« — Je vais tous les tuer, je frapperai dans le tas, dit-il calmement. Quelques-uns réussiront à s’enfuir et ce sera parfait.
« — Vous êtes complètement fou! Je veux que vous partiez d’ici.