« — Vous voulez que je m’en aille! Vous! cracha-t-il.
« Il s’employait à construire un château de cartes sur la table de la salle à manger, au moyen d’un paquet de très belles cartes à jouer françaises.
« — Vous, une espèce de vampire pleurnichard et poltron qui rôde la nuit à tuer des rats et des chats de gouttière, à contempler des heures durant les bougies comme si c’étaient des gens et à rester sous la pluie comme un zombie, à en avoir les vêtements trempés qui sentent comme les vieilles malles à habits des greniers, le regard dans le vague comme un ahuri!
« — Est-ce là tout ce que vous trouvez à dire? Votre insouciance permanente nous a tous deux mis en danger. Moi, il me suffirait de vivre tout seul dans la chapelle tandis que tomberait en ruine cette maison, dont je me moque éperdument!
« C’était la pure vérité. J’ajoutai :
« — Mais vous, il faut que vous ayez tout ce que vous n’avez jamais pu avoir durant votre vie, et vous avez fait de votre immortalité un souk où nous jouons les grotesques! Et maintenant, allez jeter un coup d’œil à votre père et revenez me dire pour combien de temps il a encore à vivre, car vous ne resterez pas plus longtemps ici, à condition toutefois que les esclaves ne s’en prennent pas à nous dans l’intervalle!
« Il me répondit d’aller regarder son père moi-même, car c’était moi qui perdais mon temps à toujours « regarder ». C’est ce que je fis. Le vieil homme était vraiment mourant. Il m’avait été épargné d’assister à la mort de ma mère, parce qu’elle avait trépassé soudainement, un après-midi. On l’avait retrouvée avec sa corbeille à couture, tranquillement assise dans la cour; elle était morte comme l’on s’endort. Mais cette mort dont j’étais témoin était une mort trop lente, une agonie dont le mourant était conscient. J’avais toujours aimé le vieil homme; il était d’un tempérament agréable, simple et peu exigeant. Le jour, il s’asseyait au soleil sous la véranda et somnolait ou écoutait les oiseaux chanter; la nuit, notre moindre propos suffisait à lui tenir compagnie. Il était capable de jouer aux échecs, reconnaissant les pièces au toucher et se souvenant ensuite avec une exactitude remarquable de leur disposition; Lestat refusait d’être son partenaire, mais, moi, je l’étais souvent. Et voici qu’il était étendu devant moi, râlant, le front moite, l’oreiller maculé de sueur, gémissant et suppliant la mort. Tout à coup, dans la pièce voisine, Lestat se mit à jouer de l’épinette. Je le rejoignis et claquai le couvercle, manquant de peu ses doigts.
« — Je vous interdis de jouer alors qu’il est en train de mourir! clamai-je.
« — Et quoi encore? Je jouerai du tambour si cela me fait plaisir! répondit-il en attrapant dans un buffet un grand plat d’argent massif qu’il suspendit par l’anse à un doigt et frappa d’une cuillère.
« Je lui intimai l’ordre d’arrêter; sinon, lui dis-je, je me chargerais de le contraindre au silence. Mais nous cessâmes notre vacarme, car le vieil homme l’appelait. Il disait qu’il devait parler à Lestat sans délai, avant de mourir. Je lui demandai d’aller auprès de son père, ce qui provoqua de sa part un terrible éclat de voix :
« — Et pourquoi donc? Je me suis occupé de lui pendant assez longtemps! Cela ne suffit pas?
« Toutefois, sortant de sa poche une lime, il alla s’asseoir au pied du lit du mourant et entreprit de se polir les ongles, qu’il avait fort longs.
« Dans le même temps, j’étais conscient de la présence, tout autour de la maison, des esclaves, qui regardaient et écoutaient. Je souhaitais vraiment que le vieillard meure dans les minutes qui suivraient. J’avais déjà eu affaire une ou deux fois auparavant à la méfiance ou aux soupçons de plusieurs de mes esclaves, mais jamais je n’avais eu à en affronter un tel nombre. Je fis appeler Daniel, celui à qui j’avais donné la maison et l’emploi du surveillant. Tandis que je l’attendais, j’entendais le vieil homme parler à Lestat, Lestat qui, les jambes croisées, le sourcil levé, se concentrait sur ses ongles parfaits qu’il limait, polissait…
« — C’est l’école, disait le vieillard. Oh! je sais bien que tu te rappelles… ce que je pourrais te dire…
« — Alors tu ferais mieux de le dire sans tarder, interrompit Lestat, parce que tu es sur le point de trépasser.
« Le pauvre homme émit un son épouvantable, et je crois bien que je lâchai également un cri. Je haïssais Lestat de toutes mes forces. J’avais envie de le chasser de la chambre.
« — Eh bien, tu le sais, non? Même un imbécile comme toi peut se rendre compte qu’il va mourir, renchérissait-il.
« — Tu ne me pardonneras jamais, n’est-ce pas? Ni maintenant ni même quand je serai mort, gémissait le vieil homme.
« — Je ne sais pas de quoi tu parles !
« Ma patience envers Lestat était à bout. Son père, de plus en plus agité, le suppliait d’écouter avec son cœur de fils. Toute la scène me remplissait de frissons. Daniel était arrivé, et je sus du moment où je le vis que tout était perdu à la Pointe du Lac. Si j’avais été plus attentif, j’aurais aperçu plus tôt les signes avant-coureurs de notre ruine. Daniel me regardait avec des yeux de glace. J’étais un monstre pour lui.
« — Le père de M. Lestat est très malade. Il va nous quitter, dis-je, ignorant l’expression de son visage. Je ne veux aucun bruit cette nuit; les esclaves devront rester dans leurs cases. Un docteur est en chemin.
« Il eut le regard de celui à qui l’on conte un mensonge. Puis ses yeux, froids et inquisiteurs, se détournèrent de moi pour regarder par la porte de la chambre. Il y eut un tel changement d’expression sur son visage que je me retournai vivement pour voir ce qui l’avait causé. C’était Lestat qui, affalé au pied du lit, le dos contre l’une des colonnes, jouant furieusement de sa lime, grimaçait de telle façon que ses deux longues canines étaient largement découvertes.
Le vampire cessa de parler, ses épaules secouées d’un rire silencieux. Il regardait le jeune homme, qui baissa timidement les yeux sur la table. Mais il avait déjà contemplé, et avec insistance, la bouche du vampire. Les lèvres en étaient d’une texture différente de sa peau, d’aspect soyeux et d’un tracé délicat, comme celles de tout humain, mais d’une blancheur redoutable; il avait également entr’aperçu les dents blanches, mais le vampire souriait de telle manière qu’il ne les révélait jamais complètement, et le jeune homme n’avait même pas pensé jusque-là à l’existence de ces crocs caractéristiques.
— Vous pouvez imaginer, dit le vampire, ce que cela impliquait. Je devais le tuer.
— Que deviez-vous faire?
— Je devais le tuer. Il se mit à courir. Il aurait alarmé tout le monde. J’aurais peut-être pu résoudre l’affaire d’une autre façon, mais le temps faisait défaut. Alors, je me lançai à sa poursuite et le maîtrisai. Cependant, la pensée de devoir faire ce que de quatre années je n’avais plus fait me stoppa net. C’était un homme. Il tenait à la main pour se défendre un couteau au manche d’ivoire. Je le lui arrachai sans difficulté et l’enfonçai dans son cœur. Il s’écroula à genoux, les doigts crispés sur la lame à en saigner. Et la vue du sang, son arôme m’affolèrent. Je crois en avoir gémi tout haut; mais je ne voulais pas le prendre. Je me rappelle avoir vu ensuite la silhouette de Lestat apparaître dans le miroir qui surmontait le buffet.
« — Pourquoi avez-vous fait cela? me demanda-t-il.
« Je me retournai pour lui faire face, résolu à ne pas me faire voir de lui dans cet état de faiblesse. Son père délirait, ajoutait-il, et il ne pouvait rien comprendre à ce que disait le vieux.
« — Les esclaves…, ils savent tout… Vous devez aller jusqu’aux cases et les surveiller, réussis je à dire. Je m’occuperai de votre père.