« Je finis par lui construire une petite chapelle à l’écart de la maison, et il se mit à y passer la plus grande partie de la journée, souvent aussi le début de la soirée. Il y a quelque chose d’ironique dans tout cela. Il était si diffèrent de nous, si différent de tout le monde, tandis que, moi, j’étais tellement normal! Je n’avais absolument rien d’extraordinaire…
De nouveau, le vampire eut un sourire.
— Le soir, parfois, je sortais le voir, et le trouvais dans le jardin près de la chapelle, assis sur un banc, dans la plus parfaite quiétude. Je lui parlais de mes ennuis, des difficultés que me causaient les esclaves, des soucis que me donnait le surveillant, du temps qu’il faisait ou bien de mes courtiers…, de tous les problèmes qui tissaient la trame de mon existence. Et lui écoutait, faisait quelques brefs commentaires, montrait toujours sa sympathie, si bien que, lorsque je le quittais, j’éprouvais soudain l’impression de n’avoir plus aucun sujet de préoccupation. Je ne pensais pas pouvoir jamais lui refuser quoi que ce fût et jurais que, mon cœur dût-il en être brisé, il pourrait entrer dans les ordres quand le temps en serait venu. Je me trompais, évidemment.
Le vampire se tut.
Le jeune homme le regarda un moment sans rien dire, Puis comme s’il s’éveillait, du plus profond de la réflexion, il dit en trébuchant sur ses mots:
— Euh!… il ne voulait donc pas devenir prêtre?
Le vampire étudia son visage, comme pour essayer de déchiffrer son expression, puis répondit:
— Je veux dire que je me trompais sur moi-même, sur le fait que je croyais ne rien pouvoir lui refuser.
Son regard se promena sur le mur opposé, puis sur les carreaux de la fenêtre.
— Il commença d’avoir des visions.
— De véritables visions? demanda le jeune homme — mais dans sa voix il y avait toujours de l’hésitation, comme s’il pensait en fait à autre chose.
— Je n’y croyais pas, répondit le vampire. Il avait quinze ans lorsque cela se produisit. Il était très beau. Sa peau était d’une extrême douceur et ses yeux bleus étaient immenses. Il était robuste, et non pas mince comme moi, mince comme je l’étais déjà à l’époque… Mais ses yeux… Quand je plongeais mon regard dans ses yeux j’avais l’impression de me trouver seul au bord du monde… sur une plage océanique balayée par les vents… Il n’y avait plus rien que le grondement sourd des flots… Oui — ses yeux étaient toujours fixés sur les vitres des fenêtres — il commença d’avoir des visions. Au début, il n’y fit que quelques allusions, mais cessa totalement de prendre ses repas. Il vivait dans la chapelle. A toute heure du jour ou de la nuit, je pouvais le trouver devant l’autel, à genoux sur le dallage nu. Il négligeait même d’entretenir la chapelle. Il cessa de s’occuper des cierges, de changeait la nappe de l’autel et même de balayer les feuilles mortes. Un soir que je l’observais, caché dans ce rosier, je m’inquiétai de le voir rester une heure entière à genoux sans bouger, sans un seul instant baisser ses bras étendus en croix. Tous les esclaves nous croyaient fou. (Le vampire leva le sourcil.) Moi, j’étais simplement persuadé qu’il faisait preuve de… trop de zèle. Que, dans son amour pour Dieu, il allait peut être trop loin. Puis il me parla de ses visions. Saint Dominique et la Sainte Vierge Marie étaient venus à lui, dans sa chapelle. Ils lui avaient dit qu’il devait vendre tous nos biens en Louisiane, tout ce que nous possédions, et utiliser l’argent à œuvrer pour Dieu en France. Mon frère deviendrait une grande autorité religieuse, rendrait le pays à sa ferveur d’antan et refoulerait les marées de l’athéisme et de la Révolution. Bien sûr, lui-même ne possédait rien en propre. C’était moi qui devais vendre les plantations et les maisons que nous possédions à La Nouvelle-Orléans, pour ensuite lui donner l’argent.
Le vampire se tut de nouveau. Le jeune homme, immobile, le regardait, éberlué.
— Euh!… excusez-moi, murmura-t-il. Qu’avez-vous fait? Vous avez vendu les plantations?
— Non, répondit le vampire, le visage toujours aussi impassible, je me moquai de lui. Et cela… cela déchaina sa colère. Il répéta qu’il tenait ses ordres de la Vierge elle-même. Qui étais-je pour les mépriser?… Qui était-je? répéta le vampire d’une voix douce, comme s’il se trouvait soudain replongé dans ce passé. Qui était-je?… Et plus il tentait de me convaincre, plus je riais de lui. Cela n’avait aucun sens, lui disais-je, il ne fallait voir là que le produit d’un esprit immature, d’un esprit morbide, même la chapelle était une erreur, lui affirmais-je encore; j’allais la démolir sur-le-champ. Il irait à l’école à la Nouvelle-Orléans et se nettoierait le cerveau d’idées aussi ridicules. Je ne me rappelle pas tout ce que je lui dis. Mais je me souviens des sentiments qui m’animaient. Derrière ce refus, ce mépris de ma part, se cachait de la colère et de la déception. J’étais amèrement déçu, et je ne croyais pas un mot de ce qu’il racontait.
Le jeune homme, qui recouvrait peu à peu sa sérénité, s’empressa d’intervenir :
— Mais c’est tout à fait compréhensible. Je veux dire, qui donc l’aurai cru?
— Est-ce si compréhensible?
Le vampire leva les yeux sur le jeune homme.
— Je me demande si ce n’était pas de l’égotisme. Je m’explique : j’aimais mon frère, ainsi que je vous l’ai dit, et parfois je le prenais pour un véritable saint. J’encourageais ses prières et ses méditations, et j’acceptais de le voir se consacrer à la prêtrise. Et, si quelqu’un m’avait parlé d’un saint vivant à Arles ou à Domrémy qui ait eu des visions, je l’aurais cru. J’étais catholique, je croyais aux saints. J’allumais des cierges devant leurs statues de marbre dans les églises. Je connaissais leur représentation, leur nom, les symboles qu’on leur rattachait. Mais je ne croyais pas mon frère, je ne pouvais pas le croire. Même l’espace d’un instant, je fut incapable d’admettre qu’il pût avoir des visions. Pourquoi-donc? Parce que c’était mon frère. J’acceptais qu’il fût un saint, qu’il fût un être à part; mais qu’il fût François d’Assise, non. Pas mon frère à moi. Cela ne se pouvait. Voilà ce que j’appelle de l’égotisme. Vous comprenez?
Le jeune homme réfléchit un instant avant de répondre, puis il hocha la tête et dit que oui, il pensait comprendre.
— Peut-être avait-il eu réellement des visions, reprit le vampire.
— Vous ne… vous n’êtes pas sûr de savoir… même maintenant… s’il en avait eu ou pas?
— Non, mais ce que je sais, c’est qu’il ne faiblit pas un seul instant dans ses convictions. Je le sais maintenant, et je le savais déjà le soir où il quitta ma chambre fou de colère et de chagrin. Il ne faiblit pas un seul instant. Et, quelques minutes plus tard, il était mort.
— Comment cela? demanda le jeune homme.
— Il sortit par l’une des portes-fenêtres qui donnaient sur la galerie et resta un moment en haut de l’escalier de brique. Puis il tomba. Quand j’arrivai au bas des marches, il était mort, le cou rompu.