« Pour en revenir à mon histoire, le bal de charité de Babette fut un succès et lui permit de réintégrer la vie de société. L’argent qu’elle prodigua généreusement suffit à gommer tous les doutes qui pouvaient rester dans l’esprit des familles de ses prétendants, et elle se maria. Les nuits d’été, je lui rendais visite, sans lui permettre de me voir ni de savoir que j’étais là. Je pus ainsi me rendre compte de son bonheur, et son bonheur me rendit heureux en retour.
« Et de Babette j’en viens à Lestat. Il aurait exterminé les Frênière depuis longtemps si je ne l’en avais empêché, et voilà qu’il s’imaginait que j’en avais maintenant, moi, l’intention.
« — En quoi cela arrangerait-il les choses? lui demandai-je. Vous me traitez d’idiot, et c’est vous qui avez fait l’idiot tout le temps. Croyez-vous que je n’aie pas compris pourquoi vous avez fait de moi un vampire? Vous ne saviez pas organiser votre vie, vous ne saviez pas faire les choses les plus simples. Depuis maintenant des années, c’est moi qui m’occupe de tout, pendant que vous restez dans votre coin en faisant mine d’être mon supérieur. Vous n’avez plus rien à m’apprendre de la vie. Je n’ai pas besoin de vous, je n’ai plus rien à faire de vous. C’est vous qui avez besoin de moi, et, si vous touchez un seul des esclaves du domaine des Frênière, il y aura un conflit entre nous. Je vous laisserai tomber, et je n’ai pas besoin de vous faire remarquer que j’ai plus de bon sens dans le bout de mon petit doigt que vous dans toute votre carcasse. Alors, faites ce que je vous dis.
« Ma diatribe le stupéfia. Il protesta qu’il avait énormément à m’apprendre, sur les choses, sur les gens qui pouvaient causer ma mort soudaine si je les tuais, sur les endroits où je ne devais pas aller, et ainsi de suite — tout un galimatias que je ne supportai qu’à grand-peine. Mais je n’avais pas de temps à perdre avec lui. Il y avait de la lumière chez le surveillant des Frênière : il essayait d’apaiser l’excitation des esclaves en fuite aussi bien que la sienne. On pouvait encore voir le feu qui ravageait la Pointe du Lac sur le fond du ciel. Babette, habillée, avait pris la direction des opérations et envoyé des voitures et des esclaves pour lutter contre l’incendie de mon domaine. Les fugitifs apeurés étaient tenus à l’écart des autres esclaves, et pour l’instant personne ne prenait leurs contes pour autre chose que fantasmes de nègres. Babette avait compris qu’il s’était passé quelque chose de terrible, mais soupçonnait un meurtre plutôt que des événements surnaturels. Je la trouvai dans le bureau en train de consigner l’incendie dans le journal de la plantation. C’était presque le matin. Je n’avais que quelques minutes pour la convaincre de m’aider. Je lui parlai aussitôt, sans lui permettre de se retourner, et elle m’écouta calmement. Je lui dis qu’il me fallait une chambre pour la nuit, pour me reposer.
« — Je ne vous ai jamais fait de mal. Je ne vous demande maintenant qu’une clef, et votre promesse que personne n’essaiera d’entrer dans cette chambre jusqu’à demain soir. Et alors, je vous raconterai tout.
« J’étais au seuil du désespoir. Le ciel pâlissait. Lestat était à quelques coudées, dans le verger, avec les cercueils.
« — Mais pourquoi est-ce vers moi que vous êtes venu cette nuit? me demanda-t-elle.
« — Et pourquoi ne serais-je pas venu vers vous? répondis je. Ne vous ai-je pas aidée au moment même où vous aviez besoin d’être guidée, au moment où vous vous retrouviez seule à montrer de la force d’âme, parmi tant d’autres qui n’étalaient que faiblesse et désir d’être dominés? Ne vous ai-je pas par deux fois offert de bons conseils? Et n’ai-je pas veillé à votre bonheur depuis?
« J’apercevais par la fenêtre la figure de Lestat. Il était en pleine panique.
« — Donnez-moi la clef d’une chambre, et ne laissez personne en approcher jusqu’à la nuit prochaine. Je vous jure que je ne vous causerai aucun mal.
« — Et si je n’accepte pas… Si je croyais que vous êtes l’envoyé du diable! dit-elle en tournant la tête, dans le dessein de me voir.
« Je tendis vivement la main vers les bougies pour les éteindre, si bien qu’elle ne put découvrir de moi que ma silhouette contre la fenêtre, qui s’ouvrait sur un ciel virant au gris.
« — Si vous n’acceptez pas, si vous croyez que je suis le diable, je mourrai, répondis-je. Donnez-moi la clef. Je pourrais vous tuer si je le voulais, comprenez-vous ?
« Sur ces mots, je m’approchai d’elle pour qu’elle me voie mieux, ce qui la fit sursauter et se reculer dans son fauteuil, dont elle étreignit le bras.
« — Mais je serais incapable de le faire, poursuivis-je. Je préférerais mourir que vous tuer, et je mourrai si vous ne me donnez pas la clef que je vous demande.
« J’avais réussi. Je ne sais pas ce qu’elle put penser, mais elle me donna l’une des pièces du rez-de-chaussée, où l’on laissait vieillir le vin. Je suis sûr qu’elle nous vit transporter les cercueils. Je ne me contentai pas de fermer la porte à clef ; je la barricadai.
« Lestat était déjà debout le soir suivant, lorsque je m’éveillai.
— Elle avait donc tenu parole, intervint le jeune homme.
— Oui. Elle était même allée un pas au-delà. Elle ne s’était pas contentée de respecter notre porte verrouillée ; elle l’avait barricadée de l’extérieur.
— Et les histoires des esclaves…, elle les avait entendues ?
— Oui. C’est Lestat qui découvrit le premier que nous étions enfermés. Il devint furieux, car il avait envisagé de se rendre à La Nouvelle-Orléans aussi vite que possible, et se montra tout à coup fort méfiant à mon égard.
« — Je n’avais besoin de vous que tant que mon père vivait, dit-il, essayant désespérément de trouver une brèche dans mon système de défense.
« En pure perte, la place était un donjon.
« — Je vous préviens, rétorquai-je, je n’ai pas l’intention d’en supporter davantage de votre part.
« Il ne daigna même pas me tourner le dos. Je m’assis et m’efforçai d’entendre les voix qui provenaient des pièces situées au-dessus. Je désirais ardemment qu’il se taise et ne pas avoir à lui révéler mes sentiments pour Babette, ni mes espoirs.
« En même temps, j’avais d’autres pensées. Vous m’interrogiez sur les rapports du détachement et de la sentimentalité. Un des aspects de la chose — je devrais parler de « détachement avec accompagnement de sentimentalité » -, c’est que l’on est capable de poursuivre deux cours de pensées en même temps; par exemple, que l’on n’est pas en sécurité, que l’on risque la mort, tout en songeant à quelque objet abstrait et lointain. Il en était vraiment ainsi pour moi. Quelle amitié sublime, pensais-je alors, sans formuler cette idée, qui s’exprimait à un niveau relativement profond de ma conscience, quelle amitié sublime aurait pu exister entre Lestat et moi… Si peu d’obstacles auraient dû s’y opposer, et tant de choses existaient que nous aurions pu partager… C’était peut-être la proximité de Babette qui me faisait ressentir les choses ainsi. Comment, en effet, pourrais-je jamais vraiment connaître Babette, sauf, bien sûr, de la seule et fatale façon : en prenant sa vie, en devenant un seul être avec elle dans un baiser de mort où mon âme se fondrait à mon cœur et s’en nourrirait. Mais mon âme aurait voulu connaître Babette sans que je ressentisse ce besoin de tuer, de lui dérober chaque souffle de sa vie, chaque goutte de son sang. Alors, Lestat : s’il avait été doué de la moindre personnalité, de la moindre faculté de réfléchir, quelle connaissance l’un de l’autre aurions-nous pu avoir! Les mots de son vieux père me revinrent en mémoire : Lestat, élève brillant, amoureux de ces livres qu’on avait brûlés. Je ne connaissais que le Lestat qui dénigrait ma bibliothèque, l’appelait tas de poussière, ridiculisait sans rémission mes lectures, mes méditations.