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« Je me rendis compte que la maison, au-dessus de nos têtes, devenait plus calme. De temps à autre, des pieds remuaient, le plancher craquait et la lumière qui filtrait à travers ses fentes procurait une clarté pâle et inégale. Lestat tâtait les murs de brique, et son visage dur et impassible de vampire était tordu en un masque de frustration tout humaine. J’étais convaincu qu’il me faudrait me séparer de lui dès que possible, et mettre si nécessaire un océan entre nous. Je compris aussi que si je l’avais supporté pendant si longtemps c’était par manque de confiance en moi. Cela avait été une illusion de croire que je restais pour son vieux père, pour ma sœur et son mari. En fait, je restais avec Lestat parce que je craignais qu’il sût d’essentiels secrets de vampire que je n’aurais pu découvrir seul, et, plus encore, parce qu’il était le seul de mon espèce que je connusse. Il ne m’avait jamais dit comment il était devenu vampire, ni où je pourrais trouver un seul autre membre de notre race. Cette considération jeta de nouveau le trouble dans mon esprit, comme tout au cours de ces quatre années. Je le haïssais, je voulais le quitter, cependant pouvais-je le faire ?

« Tandis que toutes ces pensées me traversaient, Lestat continuait sa diatribe : il n’avait pas besoin de moi, et ne souffrirait pas la moindre menace de la part des Frênière. Nous n’avions qu’à être prêts lorsque la porte s’ouvrirait.

« — Souvenez-vous, me dit-il en conclusion. Force et rapidité : ils ne peuvent nous égaler en ce domaine. Et la peur. Souvenez-vous toujours de ceci : la peur est votre arme. Ce n’est pas le moment d’être sentimental. Ce serait notre perte.

« — Vous voulez aller seul de votre côté, après? Lui demandai-je.

« J’aurais voulu que ce soit lui qui prenne la décision. Moi, je n’en avais pas le courage. Ou plutôt je ne savais pas ce que je désirais vraiment.

« — Je veux aller à La Nouvelle-Orléans! dit-il. Je ne faisais que vous avertir que je n’avais pas besoin de vous. Mais, pour nous sortir d’ici, nous devons compter l’un sur l’autre. Vous n’avez même pas commencé de comprendre comment utiliser vos pouvoirs! Vous n’avez aucun sens inné de ce que vous êtes! Utilisez votre force de persuasion sur cette femme si elle vient seule. Mais, si elle vient avec d’autres, préparez-vous à agir conformément à votre nature.

« — Qui est quoi? demandai-je, car jamais le mystère de ma nature ne m’avait semblé aussi profond qu’en cet instant. Que suis-je?

« Sans chercher à déguiser son écœurement, il leva les bras au ciel.

« — Soyez prêt, dit-il, découvrant ses dents magnifiques. Soyez prêt… à tuer! (Il regarda soudain les planchers qui formaient notre plafond.) Ils vont se coucher, là-haut, vous entendez?

« Après un long moment de silence que Lestat employa à marcher de long en large et moi à méditer, à sonder mon âme pour décider de ce que je devais faire et dire à Babette, ou, à un niveau plus profond, à trouver la réponse à une question plus difficile : quels étaient mes sentiments envers elle? après ce long moment, un rayon de lumière glissa sous la porte. Lestat était en position de bondir sur quiconque l’ouvrirait. Babette entra, seule, une lampe à la main, sans voir Lestat, caché dans l’encoignure, et me regardant droit dans les yeux.

« Je ne l’avais jamais vue telle qu’elle m’apparaissait maintenant. Ses cheveux étaient dénoués pour la nuit, masse de vagues sombres derrière son peignoir blanc, et son visage semblait rétréci sous l’effet de son inquiétude et de sa frayeur, ce qui lui donnait un éclat fiévreux et rendait plus larges encore ses grands yeux bruns. Ainsi que je vous l’ai dit, j’aimais sa force de caractère, son honnêteté, sa grandeur d’âme. Je n’avais pas pour elle ce type de passion que vous pourriez avoir, mais je la trouvais plus attirante qu’aucune femme connue dans ma vie de mortel. Même sous le peignoir sévère, ses bras et sa poitrine étaient ronds et tendres, et elle me faisait l’effet d’une âme énigmatique drapée d’une chair riche et mystérieuse. Moi qui suis si dur de caractère, si économe de moi-même, si déterminé dans mes buts, je me sentais irrésistiblement attiré, mais, sachant que le meurtre était la seule conclusion passible, je détournai d’elle aussitôt mon regard, me demandant si, au moment où ses yeux avaient croisé les miens, elle avait pu les trouver morts et sans âme.

« — Vous êtes bien celui qui m’a déjà rendu visite, dit-elle, comme si jusque-là elle en avait douté. Et vous êtes le propriétaire de la Pointe du Lac.

« A ces mots, je compris qu’elle avait entendu les folles histoires de la nuit précédente, et qu’il ne servirait à rien de lui mentir. J’avais usé de mon apparence surnaturelle par deux fois pour la rencontrer, pour lui parler; je ne pouvais plus la cacher ou tenter de minimiser.

« — Je ne vous veux aucun mal, lui dis-je. J’ai seulement besoin d’une voiture et de chevaux… des chevaux que j’ai laissés la nuit dernière dans le pacage.

« Elle ne parut pas entendre mes paroles, mais s’approcha, pour me prendre au piège de son cercle de lumière.

« Je vis alors Lestat derrière elle, ombre fondue à celle de Babette sur le mur de brique; il semblait nerveux et menaçant.

« — Me donnerez-vous cette voiture? insistai-je.

« Sa lampe levée, elle me regardait; au moment où je voulus me détourner, je vis un changement dans son expression. Son visage se fit immobile, vide, comme si son âme perdait conscience. Elle ferma les yeux et secoua la tête. La pensée me vint que je l’avais plongée dans une sorte de transe, sans avoir rien fait pour cela.

« — Qu’êtes-vous? souilla-t-elle. Vous êtes l’envoyé du diable. C’est le diable qui vous a ordonné de me rendre visite!

« — Le diable! m’exclamai-je.

« J’en conçus un sentiment de détresse plus intense que je n’imaginais possible. Si elle me prenait pour une émanation du Malin, elle en tirerait la conclusion logique que mes conseils étaient mauvais; elle se poserait des questions sur elle-même et compromettrait ainsi la vie riche et belle qu’elle menait. Comme tous les gens doués d’une âme forte, elle avait toujours à souffrir d’une sorte de solitude; elle était quelqu’un de marginal, quelqu’un qui secrètement refusait les règles du jeu. L’équilibre qui lui permettait de vivre pourrait être renversé si elle doutait du bien-fondé de son attitude. Il y avait une horreur non déguisée dans son regard, une horreur qui semblait même lui faire oublier le danger qu’elle courait. Et voici que Lestat, que la faiblesse d’autrui attirait comme l’eau attire le naufragé du désert, la saisit par le poignet, ce qui la fit hurler et lâcher la lampe. L’huile renversée s’enflamma, tandis que Lestat trainait Babette vers la porte ouverte.

« — Allez chercher la voiture! lui ordonna-t-il. Allez-y tout de suite et amenez les chevaux. Vous êtes en danger de mort. Et cessez de parler de diables!

« J’étouffai les flammes puis criai à Lestat de la lâcher. Il la maintenait par les deux poignets, et elle était en furie.

« — Vous allez réveiller toute la maison si vous ne vous taisez pas! me dit-il. Et je la tuerai! Trouvez-nous cette voiture, reprit-il à l’adresse de Babette en la poussant dehors, conduisez-nous, et parlez au garçon d’écurie.

« Nous traversâmes lentement la cour sombre, Lestat me précédant; j’étais plongé dans un état de détresse presque insupportable. Devant nous deux, à reculons, marchait Babette dont les yeux nous scrutaient dans l’obscurité. Elle s’arrêta brusquement. Au-dessus, dans la maison, une seule lumière brillait.

« — Vous n’obtiendrez rien de moi ! s’écria-t-elle.