« J’attrapai le bras de Lestat pour lui signifier que c’était à moi de prendre les choses en main.
« — Elle révélera notre présence à tout le monde si vous ne me laissez pas lui parler, lui murmurai-je.
« — Alors contrôlez-vous, soyez fort, dit-il d’un air dégoûté. Ne vous mettez pas à ergoter avec elle.
« — Allez, pendant que je lui parle…, allez à l’écurie, prenez la voiture et les chevaux. Mais ne tuez pas!
« Je ne sais s’il m’obéit ou non en ceci; en tout cas, il s’élança dans l’obscurité au moment où je faisais un pas vers Babette, dont le visage montrait un mélange de fureur et de résolution. « Arrête, Satan », fit-elle. Je me sentis privé un instant de l’usage de la parole, verrouillés que nous étions l’un à l’autre par notre regard. Je ne pus deviner si elle avait entendu Lestat se déplacer dans la nuit. Sa haine pour moi me dévorait comme une flamme ardente.
« — Pourquoi me parlez-vous ainsi? demandai-je. Les conseils que je vous ai donnés étaient-ils mauvais? Vous ai-je fait du mal? Je suis venu vous aider, vous donner de la force. Je n’ai fait que penser à vous, alors que je n’en avais aucun besoin.
« Elle secoua la tête :
« — Mais pourquoi, pourquoi me dites-vous tout cela? Je sais ce que vous avez fait à la Pointe du Lac. Vous avez vécu là-bas comme un démon! Les esclaves sont fous de toutes ces histoires! Pendant toute la journée, des hommes ont descendu la route du fleuve jusqu’à La pointe du Lac; mon mari y est allé! Il a vu la maison en ruine, les corps des esclaves partout dans les vergers, dans les champs! Qui êtes-vous, mais qui êtes vous donc? Pourquoi me parlez-vous avec tant de douceur? Que voulez-vous de moi ?
« Elle s’accrocha à l’une des colonnes du porche et s’adossa lentement à l’escalier.
« — Je ne peux pas vous donner toutes ces réponses maintenant, répondis-je. Croyez-moi quand je vous dis que je ne suis venu à vous que pour vous faire du bien. Et que, si j’avais eu le choix, je ne serais pas venu la nuit dernière vous causer tant d’ennuis et d’inquiétude!
Le vampire se tut.
Le jeune homme, au bord de sa chaise, ouvrait de grands yeux. Le vampire, perdu dans ses pensées, ses souvenirs, gardait une immobilité de glace, le regard vague. Le jeune homme concentra brutalement son attention sur le sol, comme en signe de respect. Après lui avoir jeté un bref coup d’œil, le visage aussi décomposé que celui du vampire, il commença à dire quelque chose, mais s’arrêta aussitôt.
Le vampire se mit à l’étudier, ce qui le fit rougir et se détourner nerveusement. Puis il se décida à relever les yeux et à affronter ceux du vampire. Il dut déglutir, mais réussit à soutenir son regard.
— C’est cela que vous voulez? murmura le vampire. C’est cela que vous vouliez entendre?
Il repoussa sa chaise sans bruit et marcha jusqu’à la fenêtre. Le jeune homme, sans réaction, fixait des yeux les larges épaules et la longue masse de la cape. Le vampire tourna légèrement la tête.
— Vous ne me répondez pas. Je ne vous donne pas ce que vous désirez, n’est-ce pas? Vous vouliez une interview. Quelque chose à diffuser à la radio…
— Cela ne fait rien. Je jetterai les bandes si vous le voulez! (Le jeune homme se leva.) Je ne peux pas prétendre que je comprends tout ce que vous me dites. Vous savez que ce serait un mensonge. Alors comment vous demander de continuer… sauf en vous disant que ce que je comprends vraiment… ce que je comprends vraiment ne ressemble à rien de ce que j’ai pu entendre jusque-là.
Il s’avança d’un pas en direction du vampire, qui semblait contempler le spectacle de Divisadero Street. Puis ce dernier tourna la tête sans hâte, regarda le jeune homme et sourit. Son visage était serein, presque affectueux, et le jeune homme en fut soudain mal à l’aise. Plongeant les mains dans ses poches, il revint vers la table; puis, adressant une mimique interrogative au vampire, il demanda :
— Voulez-vous… continuer, s’il vous plaît?
Le vampire, les bras croisés, se retourna et, s’appuyant à la fenêtre :
— Pourquoi ? fit-il.
— Parce que je veux entendre la suite, répondit le jeune homme, tout décontenancé. (Il haussa les épaules.) Parce que je veux savoir ce qui s’est passé après!
— Très bien, dit le vampire, et le même sourire jouait sur ses lèvres.
Il revint à sa chaise, s’y assit en face du jeune homme et déplaça légèrement le magnétophone en disant :
— Merveilleuse invention, réellement… Eh bien, continuons.
« Il faut que vous compreniez… A ce moment, ce que je ressentais envers Babette, c’était un désir de communiquer avec elle, et ce désir était plus fort que tous les autres… sauf ce désir physique de… de sang. Mais mon besoin de communiquer était si violent qu’il me fit toucher le fond de ma solitude. Quand je lui avais parlé, les autres fois, il y avait eu une communication brève mais directe, aussi simple et satisfaisante que le fait de prendre quelqu’un par la main. De serrer une main pour soulager sa détresse, puis de la laisser aller doucement. Mais, cette fois, l’accord ne se faisait pas pour Babette, j’étais un monstre, un montre qui m’effrayait moi-même. Ne voulant rien faire pour lutter contre ses sentiments, je lui rappelai seulement que le conseil que je lui avais donné s’était révélés bon, et qu’aucun instrument du diable ne pouvait faire le bien, même s’il le tentait.
« — Je sais, répondit-elle.
« Mais ces deux mots signifiaient qu’elle ne me croyait pas plus qu’elle n’aurait cru le diable lui-même. Je m’approchai d’elle, mais elle recula. Je levai la main, mais elle se tassa sur elle-même, s’agrippant à la rampe.
« — Très bien, dis-je, profondément exaspéré. Pourquoi donc m’avez-vous protégé la nuit dernière? Pourquoi êtes-vous venue seule jusqu’à moi?
« Je pouvais lire sur son visage qu’elle me cachait quelque chose. Elle avait une raison d’agir ainsi, mais ne voulait pour rien au monde me la révéler. Il lui était impossible de me parler librement, ouvertement, de m’offrir cette communication que je désirais. Je me sentis las de la regarder. La nuit était déjà avancée. Je vis et entendis Lestat se glisser dans le cellier pour en retirer les cercueils, et eus soudain envie de m’en aller; d’autres envies aussi…, celles de tuer et de boire. Mais ce n’est pas de là que provenait ma lassitude. Il y avait autre chose, il y avait bien pis. Cette nuit n’était qu’une nuit parmi des milliers d’autres…, un monde sans fin, un monde de nuits soudées à d’autres nuits comme les arches d’un pont gigantesque dont l’extrémité se dérobait au regard, une nuit dans laquelle j’errais seul sous les étoiles froides et insensibles.
Je me détournai de Babette, couvrant mes yeux de mes mains. Tout à coup, faible et oppressé, je dus émettre quelque gémissement involontaire. Puis, dans ce paysage nocturne vaste et désolé où je me trouvais seul, Babette n’étant qu’une illusion, j’entrevis soudain une possibilité que mon esprit avait toujours préféré fuir, ravi que j’étais par ma vision du monde, par mes sens de vampire amoureux des couleurs et des formes, des sons et des mélodies, de la douceur des choses et de l’infini de leurs variations. Babette remuait, mais je n’y fis pas attention. Elle sortait quelque chose de sa poche, son grand trousseau de clefs tinta. Elle se mit à gravir les marches, et je la laissai aller, plongé dans mes pensées. « Créature du diable! murmurai-je pour moi-même. Arrière, Satan… » Je la regardai de nouveau. Elle se tenait immobile sur l’un des degrés de l’escalier, ouvrant de grands yeux méfiants. Elle avait attrapé la lanterne accrochée au mur et, son regard fixé sur moi, la tenait serrée dans ses mains, comme une bourse précieuse.