« — Vous croyez que c’est le diable qui m’envoie? lui demandai-je.
« Les doigts de sa main gauche se glissèrent vivement dans l’anneau de la lanterne, et de la main droite elle fit le signe de croix en murmurant des paroles latines que j’entendis à peine; mais, lorsqu’elle vit que cela n’avait absolument aucun effet sur moi, son visage blêmit, ses yeux s’écarquillèrent.
« — Vous attendiez-vous à ce que je m’évanouisse en fumée? demandai-je.
« Je m’approchai d’elle sans crainte, car le cours de mes réflexions m’avait rendu insensible à l’attrait de sa chair de mortelle.
« — Et pour aller où? Pour retourner en enfer, là d’où je viens? Auprès du diable, qui m’a envoyé?
« Je restai au pied des marches.
« — Et si je vous disais que je ne sais rien du diable. Que je ne sais même pas s’il existe!
« Mais c’était bien le diable que j’avais vu sur le paysage de mes pensées. C’était lui qui occupait maintenant mon esprit tout entier. Elle ne m’écoutait pas, elle ne m’entendait pas. Je me détournai et levai les yeux vers les étoiles. Lestat était prêt, je le savais. Il me semblait même qu’il était là à m’attendre, prêt, depuis des années aussi, sur sa marche d’escalier. J’eus l’impression soudaine que mon frère également était présent, depuis des éternités, et qu’il me parlait tout bas mais d’une voix excitée. Ce qu’il me disait était terriblement important, mais le contenu de ses paroles m’échappait à mesure qu’elles me parvenaient, insaisissable et fuyant comme une galopade de rats sous les combles d’un manoir. Il y eut une sorte de raclement et un éclat de lumière.
« — Non, je ne sais pas si c’est le diable qui m’envoie! Je ne sais pas ce que je suis! criai-je à Babette, assourdissant du son de ma propre voix mes oreilles trop sensibles. Je suis destiné à vivre jusqu’à la fin du monde, et je ne sais même pas ce que je suis!
« La lumière flamboya devant moi ; c’était la lanterne qu’elle venait d’allumer, et qu’elle tenait de telle façon que je ne voyais plus son visage. Il n’y eut plus rien d’autre, pendant un instant, dans mon champ de vision, que cette lumière, puis la masse lourde de la lanterne me heurta violemment la poitrine, le verre vola en éclats sur les briques, et des flammes rugirent sur mon visage, sur mes jambes. De l’ombre, Lestat me cria:
« — Eteignez ça, éteignez ça, espèce d’idiot. Vous allez rôtir!
« Toujours aveuglé, je sentis quelque chose me gifler sauvagement. C’était la veste de Lestat. Je m’étais effondré, le dos à une colonne du perron, dans un état de complète impuissance, dû aussi bien à la brûlure de la flamme et au choc de la gifle qu’à la conviction soudaine que Babette avait voulu me détruire et que je ne savais plus qui j’étais.
« Tout ceci ne prit que quelques secondes. Les flammes éteintes, je me retrouvai à genoux dans le noir, m’appuyant des mains sur les briques. En haut des marches, Lestat s’était de nouveau emparé de Babette. Je sautai sur lui, l’attrapai par le cou et le tirai en arrière. Furieux, il se retourna et voulut m’écarter d’une ruade; mais je le tenais fermement, et le catapultai devant moi en bas de l’escalier. Babette était pétrifiée. J’aperçus sa silhouette sombre contre le ciel, un reflet de lumière dans l’œil.
« — Venez donc! me lança Lestat en se remettant sur ses pieds.
« Babette avait porté les mains à sa gorge. Je m’efforçai, de mes yeux blessés, de rassembler assez de clarté pour mieux la voir. Le sang coulait.
« — Rappelez-vous! lui criai-je. J’aurais pu vous tuer! Ou le laisser vous tuer! Je ne l’ai pas fait. Vous m’avez traité de démon. Vous vous trompez!
— Vous aviez donc arrêté Lestat juste à temps, intervint le jeune homme.
— En effet. Lestat était capable de tuer et de boire en l’espace d’un éclair. Mais, ainsi que je devais l’apprendre plus tard, je n’avais sauvé Babette que dans son existence physique.
— Une heure et demie après, nous étions à La Nouvelle-Orléans, les chevaux presque morts de fatigue, et nous avions rangé la voiture dans une rue latérale proche d’un hôtel espagnol nouvellement établi. Lestat avait attrapé un vieil homme par le bras et lui mettait dans la main cinquante dollars.
« — Allez nous réserver une suite, lui ordonna-t-il, et commandez du champagne. Dites que c’est pour deux gentilshommes et payez d’avance. Quand vous reviendrez, il y en aura cinquante autres pour vous. Et je vous attends, soyez tranquille.
« Ses yeux brillants avaient subjugué le vieillard. J’étais sûr qu’il le tuerait dès qu’il serait revenu avec les clefs des chambres, et c’est bien ce qu’il fit. Je restai assis dans la voiture, regardant d’un œil las sa victime s’affaiblir progressivement jusqu’à mourir, son corps s’effondrant comme un sac de pierres, sous un porche, quand Lestat l’eut enfin lâché.
« — Bonne nuit, doux prince, dit-il; et voilà vos cinquante dollars.
« Il enfouit l’argent dans sa poche, de l’air de quelqu’un qui vient de faire une bonne plaisanterie.
« Nous nous glissâmes dans la cour de l’hôtel et montâmes dans le salon luxueux de notre suite. Une bouteille de champagne brillait dans un seau à glace et sur un plateau d’argent deux verres étaient posés. Je savais que Lestat en remplirait un et s’assiérait pour contempler la couleur d’or pâle du vin. Moi, comme en transe, je m’étendis sur le canapé et le regardai fixement, rien de ce qu’il faisait ne pouvant avoir d’importance. Il fallait que je le quitte ou que je meure, pensais-je. Ce serait doux de mourir. Oui, de mourir. J’avais déjà voulu mourir, avant. Maintenant, je le souhaitais vraiment. La perspective de la mort était douce et lumineuse, m’emplissait d’une parfaite quiétude.
« — Vous êtes morbide! dit soudain Lestat. C’est presque le matin.
« Il écarta les rideaux de dentelle, et je vis la ligne des toits se détacher sur le bleu sombre du ciel et, au-dessus, la grande constellation d’Orion.
« — Sortez tuer! m’ordonna-t-il en ouvrant la fenêtre.
« Il grimpa sur le rebord, puis j’entendis ses pieds atterrir en douceur sur le toit voisin. Il allait chercher les cercueils, ou du moins l’un d’eux. La soif monta en moi, comme la fièvre, et je le suivis. Mon désir de mourir était toujours là, pensée pure et exempte d’émotion dans un coin de mon esprit. J’avais cependant besoin de me nourrir. Je vous ai déjà indiqué qu’à l’époque je ne voulais pas tuer d’humains. Je marchai sur les toits en quête de rats.
— Mais pourquoi… Vous avez dit que Lestat n’aurait pas dû vous faire commencer avec des humains. Vouliez-vous dire… voulez-vous dire que pour vous c’était un choix esthétique, et non moral?
— Si vous me l’aviez demandé à l’époque, je vous aurais dit que c’était un choix esthétique, que je voulais comprendre la mort par étapes et que je voulais garder l’expérience de la mort d’un homme pour le moment où mes facultés de compréhension auraient mûri. Mais, en fait, c’était un choix moral. Car toutes les décisions esthétiques sont en réalité d’ordre moral.
— Je ne comprends pas, dit le jeune homme. Je pensais que les décisions d’ordre esthétique pouvaient être complètement immorales. Que pensez-vous donc du cliché de l’artiste qui quitte femme et enfants pour pouvoir peindre? Ou de Néron jouant de la harpe devant Rome en feu ?
— Il s’agit dans les deux cas de décisions d’ordre moral. Il s’agit dans les deux cas de servir un bien d’ordre supérieur, dans l’esprit de l’artiste. Le conflit se trouve entre la morale de l’artiste et celle de la société, et non entre l’esthétique et la morale. Mais souvent on ne le comprend pas, et c’est là que peut se produire un drame. Par exemple, l’artiste qui a volé de la peinture dans un magasin croira avoir pris une décision immorale quoique inévitable, et s’imaginera alors qu’il a perdu la grâce ; il tombera dans un état de désespoir et d’irresponsabilité ridicules, comme si la moralité était un univers de cristal qu’un seul acte suffirait à briser. Mais je n’avais pas ce genre de préoccupations en ce temps-là. Je croyais avoir choisi de tuer des animaux seulement pour des raisons esthétiques, et je butais sans cesse sur le grand problème moral qui était le mien: étais-je ou non damné, du seul fait de ma nature?