— Bon Dieu! souffla le jeune homme.
— Oui, j’aurais pu en dire autant, remarqua le vampire. Tout en dansant, Lestat chantait. Comme il faisait décrire au cadavre de la mère des cercles de plus en plus larges, il trébucha sur le corps de l’enfant. Au mouvement que fit la tête la morte brusquement ballotée vers l’avant, les cheveux emmêlés retombèrent sur son visage, tandis qu’un liquide noir s’écoulait de la bouche. Il jeta au sol le cadavre. J’avais sauté par-dessus la fenêtre pour dévaler la rue en courant, mais il se mit à ma poursuite.
« — Vous avez peur de moi, Louis? cria-t-il. Vous avez peur? La fillette est vivante, Louis, elle respirait encore quand vous l’avez quittée. Voulez-vous que je retourne la transformer en vampire? Elle pourrait nous être utile, Louis, et pensez à toutes les jolies robes que nous pourrions lui acheter! Louis, Louis, attendez! Je retourne la chercher si vous me le demandez!
« Il me courut après de la sorte tout au long du chemin jusqu’à l’hôtel, tout au long de la ligne de toits où j’espérais le perdre, jusqu’à ce que je saute par la fenêtre du salon, que, dans ma rage, je claquai derrière moi. Les bras déployés, semblable à un oiseau qui cherche à s’échapper d’une cage de verre, il frappa au carreau, secoua les montants. J’étais hors de moi. Je tournai et retournai dans la pièce, cherchant un moyen de le tuer. J’imaginai son corps réduit à quelques restes fumants, sur le toit là en dessous. Je n’étais que rage à l’état pur et toute raison m’avait quitté, si bien que lorsqu’il eut réussi à s’introduire dans le salon, en brisant les carreaux, nous nous battîmes comme nous ne l’avions jamais fait. C’est la pensée de l’enfer qui m’arrêta, un enfer dont nous étions deux âmes prisonnières aux prises l’une avec l’autre, aux prises avec leur haine. Je perdis mon assurance, oubliai mes mobiles, relâchai mon étreinte. Je me retrouvai étendu sur le sol, Lestat me dominant de toute sa hauteur, le regard froid, mais la poitrine haletante.
« — Vous êtes fou, Louis, dit-il.
« Sa voix était calme, si calme qu’elle me ramena à la réalité. Il regarda la fenêtre en plissant les yeux.
« — Le soleil se lève, reprit-il, son souffle encore rapide de notre combat.
« Je ne l’avais jamais vu dans cet état. Il avait laissé la meilleure partie de lui-même dans notre lutte ; ou ailleurs.
« — Allez dans votre cercueil, m’ordonna-t-il sans la moindre colère. Mais demain soir… nous parlerons.
« J’étais plus qu’un peu étonné. Lestat parler! C’était inimaginable. Nous n’avions jamais réellement parlé ensemble. Je pense vous avoir décrit avec assez de précision nos petites escarmouches quotidiennes.
— C’est qu’il en voulait à votre argent et à vos maisons, dit le jeune homme. Ou bien peut-être avait-il, comme vous, peur de se retrouver seul?
— Ces questions m’étaient venues à l’esprit, en effet. J’avais même pensé que Lestat pourrait vouloir me tuer, grâce à un moyen de moi inconnu. Voyez-vous, je ne savais pas très bien alors pourquoi je m’éveillais à telle heure chaque soir, s’il était automatique que ce sommeil pareil au sommeil de la mort me quitte, et pourquoi parfois le réveil se produisait plus tôt que d’habitude. C’était l’une des choses que Lestat ne voulait pas expliquer. Il était d’ailleurs souvent debout avant moi. Comme je vous l’expliquais, il m’était supérieur dans toutes les choses mécaniques. Ce matin-là, c’est avec une sorte de désespoir que je refermai le couvercle de mon cercueil.
« Il me faut vous dire, toutefois, que l’opération de refermer le cercueil a toujours quelque chose d’inquiétant. C’est un peu comme d’aller sur la table d’opération, sous l’effet d’un de vos anesthésiants. La moindre erreur, même fortuite, que pourrait causer un intrus, vous fait risquer la mort.
— Mais comment aurait-il pu vous tuer? Il n’aurait pu vous exposer à la lumière sans s’y exposer lui-même.
— C’est vrai, mais, comme il se levait avant moi, il aurait pu sceller mon cercueil au moyen de clous, ou y mettre le feu. Surtout, je ne savais pas ce qu’il était en son pouvoir de faire, ni ce qu’il pouvait savoir que j’ignorais encore.
Mais, dans l’immédiat, comme mon cerveau était encore chargé des images de la femme morte et de l’enfant, et que le jour se levait, l’énergie me fit défaut pour entamer une discussion. Je me couchai, pour sombrer dans des rêves lamentables.
— Vous avez des rêves! s’étonna le jeune homme.
— Souvent. Je souhaiterais parfois ne pas en avoir. Car, lorsque j’étais un mortel, je ne faisais pas de pareils rêves, si longs et si clairs, ni de cauchemars aussi tourmentés. Au début, ces rêves imprégnaient tellement mon esprit qu’il me semblait souvent avoir lutté aussi longtemps que je le pouvais pour ne pas me réveiller, et qu’ensuite je passais plus de la moitié de la nuit, allongé, à y repenser. Souvent aussi, ils me plongeaient dans un tel état d’hébétement que j’errais au hasard, à essayer d’en déchiffrer le sens. Pour beaucoup, ils étaient aussi sibyllins que les rêves des mortels. Par exemple, je rêvais de mon frère, je le voyais auprès de moi, dans un état intermédiaire entre la vie et la mort, qui m’appelait à son secours. Souvent aussi, je rêvais de Babette, et souvent — en fait, presque toujours — la toile de fond de mes rêves était constituée par cet immense paysage désolé, ce paysage de nuit dont j’avais eu la vision lorsque Babette m’avait maudit. Tous ces personnages parlaient et se mouvaient à l’intérieur de cette demeure abandonnée qu’était mon âme damnée. Je ne me rappelle pas ce que je rêvais ce jour-là, peut-être parce qu’est trop vive à mon esprit la discussion que j’eus avec Lestat le soir suivant… Mais je vois que vous êtes impatient que je vous la raconte…
« Eh bien, je vous disais que la conduite réfléchie de Lestat, ce nouveau calme dont il faisait preuve m’avaient fort étonné. Cependant, lorsque je m’éveillai le soir suivant, je ne le trouvai pas dans le même état d’esprit, du moins au début. Il y avait deux femmes dans le salon, qui n’était éclairé que par quelques rares bougies, éparpillées sur de petites tables et sur le buffet sculpté. Lestat, sur le canapé, tenait l’une d’elles enlacée et l’embrassait. Elle était très belle, mais dans un état d’ivresse avancé, grande poupée droguée dont la coiffure savante s’effondrait lentement sur les épaules nues et les seins à demi découverts. L’autre, accoudée à la table dévastée du dîner, buvait un verre de vin. Il était clair qu’ils avaient dîné tous les trois ensemble — Lestat faisant seulement semblant… ; vous seriez surpris de constater combien les gens peuvent ne pas remarquer qu’un vampire fait seulement semblant de manger — et celle qui était assise à la table paraissait s’ennuyer ferme. Tout ceci me remplit d’agitation. Je ne savais pas ce que Lestat avait en tête. Si j’entrais, je deviendrais le centre d’intérêt, et ce qui se produirait alors, je n’osais l’imaginer, si ce n’est que Lestat voudrait sans doute que nous les tuions toutes les deux. La femme qu’il avait enlacée commençait déjà de le taquiner sur sa façon d’embrasser, sur sa froideur, sur son absence de désir. L’autre observait la scène de ses yeux noirs en amande, et en paraissait satisfaite. Son visage s’épanouit lorsque Lestat vint vers elle et posa les mains sur ses bras blancs et nus. En se penchant pour l’embrasser, il m’aperçut à travers la fente de la porte par laquelle j’épiais. Son œil ne resta sur moi qu’un instant, puis il se remit à parler avec ses compagnes. Il se baissa pour souffler les bougies qui étaient sur la table.
« — Il fait trop sombre ici, dit la femme qui était allongée sur le canapé.