« — Vous êtes fatiguée, n’est-ce pas? lui demanda t-il.
« Elle le regarda, mais sans paraitre vraiment le voir.
« — Fatiguée! répéta-t-il, s’approchant tout près d’elle et plongeant son regard dans ses yeux. Vous voulez dormir.
« Oui…, gémit-elle faiblement.
« Il la prit dans ses bras et l’emmena dans la chambre. Nos cercueils étaient posés sur le tapis contre le mur. Il y avait un lit tendu de velours. Au lieu de l’y poser, Lestat la descendit lentement dans son cercueil.
« — Qu’est-ce que vous faites? demandai-je du seuil de la porte.
« La fille regardait tout autour d’elle comme un enfant terrifié.
« — Non…, gémissait-elle.
« Puis, lorsqu’il referma le couvercle du cercueil, elle poussa un cri et continua à hurler de l’intérieur de sa prison.
« — Pourquoi donc faites-vous cela, Lestat? demandai-je.
« — Parce que j’aime, répondit-il. Cela me plaît. (Il me regarda.) Je ne dis pas que vous devez aimer aussi. Gardez vos goûts d’esthète pour des choses plus pures. Tuez vite si vous préférez, mais tuez. Apprenez que vous êtes un tueur. Ah!…
« Il eut un geste de dégoût. La fille avait cessé de crier. Il tira près du cercueil une petite chaise aux pieds incurvés et, jambes croisées, regarda le couvercle. C’était un cercueil noir et verni, non pas rectangulaire, comme ceux que l’on fait maintenant, mais étroit aux extrémités et plus large à l’endroit de la poitrine, où devaient reposer les bras croisés du cadavre. Cela suggérait la forme du corps humain.
« Le cercueil s’ouvrit et la jeune femme se redressa, étonnée, les yeux écarquillés, les lèvres bleuies et tremblantes.
« — Couche-toi, mon amour, lui dit-il en la repoussant.
« Elle s’étendit de nouveau, presque hystérique, le fixant des yeux.
« — Tu es morte, mon amour, ajouta-t-il.
« Elle se remit à crier et se tourna, se retourna désespérément dans le cercueil, tel un poisson dans un bocal, comme si son corps avait eu la propriété de passer à travers les parois ou le fond.
« — C’est un cercueil, c’est un cercueil! hurla-t-elle. Laissez-moi sortir!
« — Mais nous finissons tous dans des cercueils, dit Lestat. Reste tranquillement allongée, mon amour. Ceci est ton cercueil. La plupart d’entre nous ne sauront jamais quel effet cela fait. Tu le sais, toi, désormais!
« Je n’aurais pu dire si son regard fixe signifiait qu’elle écoutait, ou bien qu’elle perdait la raison. M’apercevant dans l’embrasure de la porte, elle se calma. Son regard alla sur Lestat, puis revint sur moi.
« — Aidez-moi! m’implora-t-elle.
« Lestat se tourna vers moi.
« — J’espérais que vous sentiriez toutes choses par instinct, comme moi, dit-il. Quand je vous donnais cette première occasion de tuer, je pensai que vous auriez faim de recommencer, de recommencer encore, qu’à mon exemple vous seriez attiré par les vies humaines, comme par une coupe pleine. Mais ce ne fut pas le cas. Et, pendant tout ce temps, j’imagine que je me suis abstenu de vous remettre dans le droit chemin parce que vous étiez beaucoup plus faible. Je vous observais jouer les ombres dans la nuit, vous hypnotiser sur la pluie qui tombait, et je pensais : « Il est facile à manœuvrer, il est simple. » Mais vous êtes faible, Louis, vous êtes une cible trop faible, d’abord pour les autres vampires, mais aussi maintenant pour les humains. Cette histoire avec Babette nous a mis en danger tous les deux. On croirait que vous voulez notre destruction à tous deux.
« — Je ne peux pas supporter de voir ce que vous êtes en train de faire, dis-je, me détournant.
« Les yeux de la fille brûlaient ma chair. Tout le temps qu’il avait parlé, elle les avait gardés fixés sur moi.
« — Vous ne pouvez pas le supporter! s’exclama- t-il. Je vous ai vu la nuit dernière avec cette fillette! Vous êtes un vampire, un vampire tout pareil à moi!
« Il se leva et vint vers moi, mais, la fille s’étant redressée de nouveau, il se retourna pour la repousser dans le cercueil.
« — Pensez-vous que nous devrions en faire un vampire? Partager avec elle notre vie? me demanda-t-il.
« Je répondis instantanément :
« — Non!
« — Pourquoi? Parce qu’elle n’est qu’une putain? Une putain diablement chère, d’ailleurs…
« — Peut-elle encore vivre? Ou a-t-elle perdu trop de sang? lui demandai-je.
« -Émouvant! se moqua-t-il. Non, elle ne peut plus vivre.
« — Alors, tuez-la.
« Elle criait de nouveau. Lestat se contenta de se rasseoir. Je me retournai : il souriait, et la fille avait claqué son visage contre le fond de satin; elle sanglotait. Presque folle, elle priait à travers ses larmes, implorait la Vierge Marie de venir à son secours, se cachait le visage, puis se prenait la tête à deux mains, barbouillait de son poignet sanglant ses cheveux et le satin qui tapissait le cercueil. Je me penchai sur elle et constatai qu’elle était vraiment mourante. Ses yeux étaient brillants, mais la peau tout autour avait déjà pris une teinte bleuâtre. Elle sourit.
« — Vous ne me laisserez pas mourir, n’est-ce pas? murmura-t-elle. Vous me sauverez !
« Lestat s’inclina et prit son poignet.
« — Mais c’est trop tard, mon amour, dit-il. Regarde ton poignet, ta poitrine.
« Il toucha la blessure de sa gorge. Elle y porta la main et tressaillit, la bouche grande ouverte, étranglant un cri. Je regardais Lestat. Je ne pouvais comprendre pourquoi il agissait ainsi. Son visage était lisse comme le mien à présent, un peu plus animé, à cause du sang qu’il avait bu, mais froid et sans émotion.
« Il n’avait pas le regard vicieux du bandit d’opéra, ne semblait pas avoir faim de souffrance ni se repaître de cruauté. Il ne faisait que l’observer.
« — Je n’ai jamais voulu mal faire, criait-elle, je n’ai fait que ce que je devais. Vous ne pouvez pas me laisser comme cela, il faut que vous me laissiez sortir, je ne peux pas mourir comme cela, ce n’est pas possible! (Elle sanglotait, des sanglots brefs et secs.) Laissez-moi partir. Je dois aller voir un prêtre, laissez-moi partir!
« — Mais mon ami est prêtre, dit Lestat avec un sourire qui pouvait faire croire que tout ceci n’était pour lui qu’une plaisanterie. Ce sont vos funérailles, ma chère. Vous voyez, vous étiez à un dîner et vous mourûtes. Mais Dieu vous a donné une nouvelle chance de contrition. Comprenez-vous? Dites-lui vos péchés.
« D’abord, elle secoua la tête, puis me dévisagea encore de ses yeux suppliants.
« — C’est vrai? murmura-t-elle.
« — Eh bien, dit Lestat, je suppose que vous ne voulez pas vous repentir, ma chère. Je vais devoir fermer le couvercle!
« — Arrêtez ça, Lestat! criai-je.
« La fille criait de nouveau. La scène était devenue insoutenable. Je me penchai pour lui prendre la main.
« — Je ne me rappelle pas mes péchés, gémit-elle tandis que je regardais son poignet, résolu à la tuer.
« — Ce n’est pas la peine. Dites seulement à Dieu que vous regrettez, et alors vous mourrez et ce sera fini.
« Elle se calma et ferma les yeux. J’enfonçai mes dents dans son poignet et commençai à la vider de son sang. Elle remua une fois, comme en proie à un rêve, et prononça un nom, puis, quand je sentis son pouls atteindre une lenteur hypnotique, je la lâchai, un peu étourdi et ahuri, cherchant des mains les montants de la porte. Je la voyais comme dans un songe. Les chandelles brillaient dans l’angle de mon champ de vision; elle était étendue, complètement immobile, et Lestat était assis près d’elle, le visage composé, dans l’attitude d’une personne en deuil.
« — Louis, me dit-il calmement, vous ne comprenez pas? Vous ne connaîtrez la paix que lorsque vous pourrez faire cela chaque nuit de votre vie. Il n’y a rien d’autre, mais tout est là!