« Le son de sa voix était presque tendre. Il se leva et posa ses deux mains sur mes épaules. Je reculai dans le salon, gêné par ce contact, mais pas assez résolu pour le repousser.
« — Venez avec moi, dehors, dans la rue. Il est tard, vous n’avez pas assez bu. Laissez-moi vous montrer ce que vous êtes. Vraiment! Pardonnez-moi si j’ai bâclé ma tâche, si je m’en suis trop remis à la nature. Venez!
« — Je ne peux pas supporter tout cela, Lestat, répondis-je. Vous avez mal choisi votre compagnon.
« — Mais, Louis, vous n’avez même pas essayé!
Le vampire s’arrêta et étudia un moment le jeune homme. Mais celui-ci, sous le choc du récit, garda le silence.
— Il avait raison. Je n’avais pas assez bu. Toujours secoué par l’épouvante que j’avais lue dans les yeux de la jeune femme, je le laissai me conduire hors de l’hôtel, par l’escalier de service. C’était le moment où les gens sortaient de la salle de bal de la rue Condé, qui était bondée de monde. On donnait des soupers dans les hôtels, les planteurs et leurs familles étaient descendus en ville en grand nombre, et nous traversions cette foule comme dans un cauchemar. J’étais à l’agonie. Jamais je n’avais ressenti pareille souffrance morale. C’est que chacun des mots de Lestat avait eu pour moi une signification précise. Je ne connaîtrais la paix qu’au moment, qu’à la minute même où je tuerais; et il n’y avait pas de doute que le fait de tuer des créatures inférieures n’apportait rien qu’un vague désir, qu’une insatisfaction qui m’avait amené à espionner les humains, à contempler leur vie à travers les vitres des fenêtres. Je n’étais pas un vampire. Dans ma douleur, je me demandai, avec l’irrationalité d’un enfant : « Ne puis-je retourner? ne puis-je redevenir humain? » Je me posai ces questions bien que le sang de la fille fût chaud en moi et que j’eusse frissonné du plaisir et de la force qu’il m’avait apportés. Les visages de la foule autour de moi dansaient sur les vagues sombres de la nuit comme des flammes de bougies. Je sombrai dans les ténèbres, las de mes désirs insatisfaits. Marchant en zigzag dans la rue, regardant les étoiles, je me disais : « Oui, c’est vrai. Je sais qu’il a raison, lorsque je tue la langueur disparaît. Et je ne peux supporter cette vérité, je ne peux l’accepter. »
« Soudain, il y eut l’un de ces moments où tout est suspendu. La rue était tout à fait tranquille. Nous nous étions éloignés du centre de la vieille ville et nous trouvions près des remparts. L’endroit n’était pas éclairé, à l’exception d’un feu qui brillait derrière une fenêtre ; il était désert, si ce n’est qu’on entendait au loin des gens rire. Mais il n’y avait personne à proximité. Je sentis soudain la brise qui venait du fleuve, l’air chaud de la nuit qui s’élevait, et Lestat près de moi, immobile comme une statue de pierre. Au-dessus de la longue et basse rangée de toits pointus, on discernait dans l’ombre les formes massives des chênes, qui se balançaient et bruissaient sous les étoiles proches. La douleur était pour l’heure disparue, disparu mon trouble. Je fermai les yeux et écoutai le vent, le bruit de l’eau qui coulait, rapide et souple, dans le fleuve. L’espace de quelques secondes, mon cœur en fut comblé. Mais je savais que cet instant allait m’être arraché, qu’il s’enfuirait loin de moi et que je courrais toujours à sa poursuite, plus atrocement seul qu’aucune des créatures de Dieu. Et alors, près de moi, une voix profonde gronda parmi les bruits de la nuit, comme un roulement de tambour qui marquait la fin de ce moment de paix.
« — Faites ce que vous dicte votre nature, disait-elle. Vous n’avez eu qu’un avant-goût des choses. Agissez selon votre nature!
« L’instant était défunt. J’étais, comme cette fille plus tôt dans le salon, hébété et prêt à accueillir la moindre suggestion. Je répondais de mes hochements de tête aux hochements de tête de Lestat.
« — La douleur est une chose terrible pour vous, dit-il. Vous la ressentez comme aucune autre créature ne la ressent, parce que vous êtes un vampire. Vous ne voulez pas que cela continue, n’est-ce pas?
« — Non, répondis-je. Je veux me sentir comme hier avec l’enfant, uni à elle et délivré de la pesanteur, comme pris dans le tourbillon d’une danse…
« — Oui, et plus encore… (Sa main serra la mienne.) Ne laissez pas échapper cet état d’esprit, venez avec moi.
« Il me conduisit, à vive allure, par les rues, se retournant à chacune de mes hésitations, tendant la main pour prendre la mienne, un sourire sur ses lèvres… Sa présence était redevenue aussi merveilleuse que la nuit où il était entré dans ma vie de mortel et m’avait dit que je serais vampire.
« — Le mal, ce n’est qu’un point de vue, murmura-t-il. Nous sommes immortels, et, ce qui nous attend, ce sont les somptueux festins que la conscience ne peut apprécier et que les mortels ne peuvent connaître sans regret. Dieu tue, et nous ferons de même; il frappe sans distinction riches comme pauvres, et ainsi ferons-nous. Car aucune autre créature de Dieu ne nous est semblable, aucune ne lui ressemble autant que nous, anges noirs qui ne sommes pas confinés aux limites puantes de l’enfer, mais qui pouvons vagabonder de par toute la terre et tous les royaumes du monde. Je veux un enfant, cette nuit. Je me sens des instincts maternels… Je veux un enfant!
« J’aurais dû comprendre ce qu’il voulait dire. Mais il m’avait magnétisé, enchanté. Il jouait pour moi ce même rôle qui m’avait séduit lorsque j’étais encore mortel, il me gouvernait.
« — C’en sera fini de vos tourments, disait-il.
« Nous étions arrivés à une rue dont les fenêtres étaient éclairées. C’était un endroit où l’on trouvait des chambres à louer pour les marins, pour les nautoniers. Nous franchîmes une porte étroite, puis, au long d’un passage bâti de pierres creuses où l’écho de ma respiration égala celui du vent, Lestat s’avança en frôlant le mur, jusqu’à ce que son ombre surgisse dans la lumière d’une embrasure, près de la silhouette d’un autre homme. Les deux têtes se penchèrent l’une vers l’autre, leurs chuchotements me parvinrent comme un bruissement de feuilles mortes.
« Il revint vers moi.
« — De quoi s’agit-il? fis-je en le rejoignant.
« Soudain, j’eus peur que cette légèreté que je sentais en moi ne s’évanouisse; le paysage de cauchemar qui avait été la toile de fond de mon dialogue avec Babette réapparut dans mon esprit, et je ressentis les morsures glaciales de la solitude et de la culpabilité.
« — Elle est là! me dit-il. Votre victime, votre fille.
« — Qu’est-ce que vous racontez, de quoi parlez-vous?
« — Vous l’avez sauvée, murmura-t-il. Je le savais. Vous avez laissé la fenêtre grande ouverte sur elle et sur le cadavre de sa mère, et les gens qui passaient dans la rue l’ont vue et l’ont amenée ici.
« — L’enfant, la petite fille! dis-je en tressaillant.
« Mais déjà il m’avait fait franchir la porte, et nous nous trouvions au bout d’une longue salle emplie de lits de bois, occupés chacun par un enfant recouvert d’une étroite couverture blanche. A l’extrémité de la salle, il y avait une bougie et un petit bureau sur lequel était penchée une infirmière. Nous descendîmes le passage qui était ménagé entre les rangées de lits.
« — Des enfants mal nourris, des orphelins, dit-il. Les enfants des pestes et des fièvres.
« Il s’arrêta. Je vis la fillette couchée dans un lit. L’homme avec qui Lestat avait parlé revint, et ils se mirent tous deux à chuchoter. Que d’égards pour les petits dormeurs! Des pleurs parvinrent d’une autre salle. L’infirmière se leva vivement et sortit.