Le vampire secoua la tête, comme pour exprimer sa consternation, mais son visage était toujours serein.
— L’avez-vous vu tomber? questionna le jeune homme. Avait-il fait un faux pas?
— Non, je ne l’ai pas vu, mais deux domestiques furent témoins de l’accident. Ils dirent qu’il avait levé les yeux, comme s’il avait aperçu quelque chose dans le ciel. Puis son corps, d’un seul mouvement, s’était déplacé vers l’avant, comme balayé par une rafale de vent. L’un d’eux précisa qu’il était sur le point de dire quelque chose au moment de tomber. Moi aussi, j’avais eu cette impression, mais je m’étais alors écarté de la fenêtre. J’avais le dos tourné lorsque j’entendis le bruit de sa chute.
Le vampire jeta un regard sur le magnétophone et poursuivit:
— Je ne pus me pardonner. Je me sentais responsable de sa mort. Et tout le monde parut penser de même.
— Mais comment pouvait-on croire cela? Vous venez de dire qu’on l’avait vu tomber!
— Ce n’était pas une accusation aussi directe. On savait seulement que quelque chose de désagréable avait eu lieu entre nous. Que nous étions en train de discuter, quelques minutes avant sa chute. Les serviteurs nous avaient entendus, et aussi ma mère. Cette dernière ne cessa plus de me demander ce qui s’était passé, et pourquoi mon frère, d’ordinaire si calme, avait crié. Puis ma sœur se mit aussi de la partie, et moi, bien sûr, je refusai de parler. J’étais si profondément bouleversé et malheureux que je n’avais plus la moindre patience envers quiconque. Il ne me restait que la vague détermination de ne rien dire au sujet de ses « visions ». Personne ne saurait qu’il était devenu, finalement, non un saint, mais un… exalté. Ma sœur s’alita plutôt que d’affronter les obsèques et ma mère raconta partout dans la paroisse que quelque chose d’horrible, et que je ne voulais pas révéler, avait eu lieu, dans ma chambre; la police elle-même vint me questionner, sur la suggestion de ma propre mère. Le curé enfin voulut me voir et me demanda ce qui s’était passé. Je ne révélai rien à personne. Il y avait seulement eu une discussion, disais-je. Je proclamais ne m’être pas trouvé sur la galerie au moment où il était tombé, alors que l’on me considérait comme un meurtrier. Mais j’avais vraiment le sentiment de l’avoir tué. Assis dans le salon près de son cercueil, je le veillai pendant deux jours, me répétant sans cesse : « C’est moi qui l’ai tué! » Je regardais fixement son visage, jusqu’à ce que des taches dansent devant mes yeux, jusqu’à défaillir presque. L’arrière de son crâne s’était brisé sur le dallage, et sa tête reposait déformée sur l’oreiller. Je m’obligeais à la contempler, à l’étudier du regard, car je ne pouvais qu’à peine supporter ma douleur, supporter l’odeur de la décomposition, et sans cesse j’avais la tentation d’essayer de lui ouvrir les yeux. Tout cela n’était que pensées folles, impulsions insensées. Et ainsi allait le cours de mes réflexions : je m’étais moqué de lui ; je ne l’avais pas cru ; je n’avais pas été gentil avec lui. C’était ma faute s’il s’était tué.
— Tout cela est vraiment arrivé, n’est-ce pas? souffla le jeune homme. Tout ce que vous me racontez…, c’est vrai?
— Oui, répondit le vampire, le regardant sans surprise. Je veux continuer à vous dire mon histoire.
Il se détourna du jeune homme pour contempler la fenêtre, semblant ne porter que peu d’intérêt à son interlocuteur, qui paraissait pour sa part aux prises avec quelque combat intérieur et silencieux.
— Mais vous disiez que vous ne saviez pas au sujet des visions, que vous, un vampire…, ne saviez pas de façon certaine si…
— Je voudrais prendre les choses dans l’ordre, dit le vampire, je voudrais continuer à vous raconter les choses telles qu’elles se sont produites. Non, je n’ai pas d’opinion sur les visions. Encore à ce jour.
De nouveau il fit une pause, et attendit que le jeune homme demandât :
— Oui, s’il vous plaît, continuez, s’il vous plaît.
— Bien. Je voulus vendre les plantations. Je désirais ne plus revoir la maison ni la chapelle. Finalement, je les confiai à une agence, qui les exploiterait pour moi et ferait en sorte que je n’eusse jamais besoin d’y aller, et j’installai ma mère et ma sœur dans l’une de nos maisons de La Nouvelle-Orléans. Bien sûr, la pensée de mon frère ne me quittait pas un seul instant. Je ne cessais de songer à son corps pourrissant dans le sol. Il était enterré au cimetière Saint-Louis, à La Nouvelle-Orléans, et je faisais tout ce que je pouvais pour éviter de passer devant ses portes, mais cela ne m’empêchait pas de penser constamment à lui. Enivré ou à jeun, la vision de son corps en train de pourrir dans le cercueil me poursuivait et je ne pouvais la supporter. Je rêvais encore et encore que, le tenant par le bras, en haut des marches fatales, je lui parlais gentiment, le pressais de revenir dans ma chambre, lui disais avec douceur que je le croyais, qu’il devait prier pour que j’aie plus de foi. Entretemps, les esclaves de la Pointe du Lac — c’était le nom de ma plantation — avaient commencé à raconter qu’ils avaient vu son fantôme sur la galerie, et le surveillant ne parvenait plus à maintenir l’ordre. En société, les gens posaient à ma sœur des questions blessantes sur toute l’affaire, ce qui eut pour effet de la rendre hystérique. En fait, elle ne souffrait pas vraiment d’hystérie, mais elle croyait que c’était ainsi qu’il fallait réagir, et s’y employait. Je passais mon temps à boire et n’étais à la maison que le moins possible. Je vivais en homme qui désire la mort mais n’a pas le courage de se la donner. J’arpentais, seul, rues et ruelles obscures, j’allais de cabaret en cabaret. Je me dérobai à deux duels, plus par apathie que par lâcheté. Je souhaitais de toute mon âme être assassiné. Et je fus attaqué. L’agresseur eût pu être n’importe qui, car mon invitation s’adressait aussi bien aux marins qu’aux voleurs ou aux maniaques — elle était ouverte à tous. Mais ce fut un vampire. Il m’attrapa un soir à quelques pas de ma porte et me laissa pour mort; c’est du moins ce que je crus.
— Vous voulez dire… qu’il but votre sang? demanda le jeune homme.
— Oui. (Le vampire sourit.) Il but mon sang. C’est ainsi que cela se passe.
— Mais vous étiez toujours en vie ? dit le jeune homme. Vous venez de dire qu’il vous avait laissé pour mort…
— Eh bien, il me vida de mon sang presque jusqu’à me tuer, ce qui pour lui était suffisant. On me mit au lit dès que l’on m’eut trouvé, l’esprit confus et tout à fait inconscient de ce qui m’était arrivé. Je dus penser qu’à force de boire j’avais eu une attaque. Je m’attendais à mourir, et ne voulais ni manger, ni boire, ni parler au médecin. Ma mère fit venir un prêtre. Il arriva tandis que j’étais pris de fièvre, et je lui racontai tout, les visions de mon frère, et ce que j’avais fait. Je me rappelle m’être accroché à son bras pour lui faire jurer qu’il n’en parlerait à personne.
« — Je sais que je ne l’ai pas tué, finis-je par dire au prêtre. Mais je ne peux plus vivre maintenant qu’il est mort. Après la façon dont je l’ai traité…
« — C’est ridicule, répondit-il. Bien sûr que vous pouvez vivre. La seule chose qui soit mauvaise en vous, c’est votre façon de vous apitoyer sur vous-même. Votre mère a besoin de vous, sans parler de votre sœur. Quant à votre frère, il était possédé du démon.
« Sa remarque me stupéfia tellement que je ne pus protester. Le diable était le véritable inspirateur de ces visions, poursuivait-il. Le diable était partout. Le pays de France tout entier était sous l’influence de Satan, et la Révolution avait été son plus grand triomphe. Rien n’aurait pu sauver mon frère si ce n’est la prière, le jeûne et les exorcismes, et plusieurs hommes pour le maintenir à terre lorsque le diable possédait son corps et l’agitait de spasmes.