— Vous parlez de lui comme s’il était mort. Vous dites Lestat était comme ceci ou était comme cela. Est-il mort? demanda le jeune homme.
— Je ne sais pas, dit le vampire. Peut-être. Mais je reviendrai là-dessus. Nous parlions de Claudia, je crois. Je voulais dire autre chose des motifs qui animaient Lestat cette nuit-là. Lestat ne faisait confiance à personne. Il se comparait lui-même à un chat sauvage, à un fauve solitaire. Pourtant, cette fois-ci, il y avait eu tentative de communication; jusqu’à un certain point, il s’était découvert, par le simple fait de dire la vérité. Il avait abandonné son ton moqueur, ses façons condescendantes, oublié sa rage éternelle pour un bref moment. Et ceci, pour Lestat, c’était se découvrir. Quand nous nous étions retrouvés seuls dans la rue sombre, il s’était établi entre nous un état de communion que je n’avais jamais eu l’occasion de ressentir depuis ma mort. En fait, je crois plutôt qu’il introduisit Claudia dans le monde des vampires par besoin de vengeance.
— De vengeance, pas seulement pour vous, mais aussi sur le monde? suggéra le jeune homme.
— Oui. Je vous ai déjà dit que tous les motifs d’agir de Lestat tournaient autour de la vengeance.
— Est-ce à cause de son père que tout avait commencé? A cause de l’école?
— Je ne sais pas. J’en doute, dit le vampire. Mais je voudrais poursuivre.
— Oh! oui, je vous en prie, il faut que vous continuiez! Je veux dire… il n’est que dix heures.
Le jeune homme présenta sa montre. Le vampire la regarda puis sourit au jeune homme, dont le visage changea d’expression, se vida comme sous l’effet d’un choc.
— Avez-vous toujours peur de moi?
Sans répondre, le jeune homme, en un mouvement de recul, s’écarta du bord de la table. Il étendit les jambes au-dessus du plancher nu, puis se replia sur lui-même.
— Je vous trouverais bien insensé si vous n’aviez pas peur, dit le vampire. Mais vous n’avez pas lieu d’être effrayé, croyez-moi. Nous continuons?
— S’il vous plaît, répondit le jeune homme en enclenchant son appareil.
— Eh bien, notre vie se trouva bien changée avec Mlle Claudia, comme vous pouvez l’imaginer. Son corps mourut, tandis que ses sens s’éveillaient. Je surveillai précieusement les signes de sa métamorphose. Mais il me fallut un certain nombre de jours pour me rendre compte combien je la désirais, combien je désirais sa conversation et sa compagnie. Au début, je ne pensais qu’à la protéger de Lestat. Je l’accueillais dans mon cercueil tous les matins, et autant que possible ne la quittais pas des yeux lorsqu’elle était avec lui. C’était d’ailleurs ce que Lestat voulait, et il lui arrivait de suggérer à mots couverts qu’il pourrait lui faire du mal.
« — Un enfant affamé, c’est un spectacle effrayant, me dit-il une fois. Un vampire affamé, c’est pire encore.
« On entendrait ses cris jusqu’à Paris, disait-il encore, s’il l’enfermait afin de l’affamer jusqu’à la mort… Mais tout ceci n’était destiné, en fait, qu’à m’attirer et à me garder. Déjà terrifié à l’idée de m’enfuir seul, je ne pouvais concevoir de risquer la fuite en compagnie de Claudia. C’était une enfant. Elle avait besoin qu’on s’occupe d’elle.
« Et c’était un grand plaisir que de s’occuper d’elle. Elle oublia tout de suite ses cinq années de vie mortelle, ou du moins c’est ce qu’il parut, car elle était mystérieusement calmé. De temps à autre, je craignais même qu’elle n’ait perdu tous ses sens, que la maladie dont elle avait souffert quand elle était mortelle, combinée au grand choc de sa transformation en vampire, ne lui ait dérobé la raison. Mais c’était seulement qu’elle était tellement différente de Lestat et de moi-même que je ne pouvais la comprendre. Car c’était une petite fille, mais aussi une tueuse farouche capable de chasser sans pitié pour son sang quotidien, avec toute l’exigence d’un enfant. Bien que Lestat m’inquiétât toujours de ses menaces à l’égard de Claudia, il se montrait avec elle parfaitement doux, aimant, fier de sa beauté, anxieux de lui apprendre que nous devions tuer pour vivre et que nous-mêmes ne pourrions jamais mourir.
« La ville était à cette époque ravagée par la peste; on entendait, jour et nuit, le bruit incessant de la pelle. Il l’emmena aux cimetières nauséabonds où gisaient, empilées les unes sur les autres, les victimes de la peste et de la fièvre jaune.
« — C’est cela, la mort, lui dit-il en désignant le cadavre décomposé d’une femme, la mort qui ne pourra jamais nous frapper. Nos corps resteront toujours comme ils sont maintenant, frais et vivants. Mais nous ne devons jamais hésiter à porter nous-mêmes la mort, parce que c’est ainsi que nous vivons.
« Et Claudia regardait de ses yeux liquides et impénétrables.
« Si, les premières années, sa compréhension des choses paraissait encore limitée, elle ne montrait en revanche aucun signe de crainte. Belle et silencieuse, elle jouait avec ses poupées, qu’elle habillait et déshabillait pendant des heures. Belle et silencieuse, elle tuait. Quant à moi, transformé par les leçons reçues de Lestat, je recherchais davantage les humains. Mais ce n’était pas le seul fait de tuer qui soulageait quelque peu cette douleur constante que j’avais ressentie en ces nuits calmes et sombres de la Pointe du Lac, où je restais assis en la seule compagnie de Lestat et de son vieux père. C’était la foule innombrable et mouvante, dispersée dans ces rues qui ne perdaient jamais de leur agitation, dans ces cabarets qui ne fermaient jamais leur porte, dans ces bals qui duraient jusqu’à l’aube, tandis que la musique et le son des rires se déversaient par les fenêtres ouvertes ; c’étaient les gens tout autour de moi, mes victimes palpitantes, que je ne considérais plus avec cet amour que j’avais porté à ma sœur et à Babette, mais avec une nouvelle variété de détachement et avec un sentiment de besoin. Je tuais donc, variant à l’infini mes meurtres et les essaimant sur de grandes distances tandis que, m’aidant de mes yeux et de mon agilité de vampire, je parcourais cette ville grouillante et bourgeonnante, environné de mes futures victimes, qui me remarquaient, m’invitaient à leur table, m’offraient leurs voitures, leurs débauches. Je ne m’y attardais que peu, juste assez pour prendre ce dont j’avais besoin, soulagé, dans ma profonde mélancolie, que la ville me procure une procession interminable d’étrangers magnifiques.
« Car c’était ainsi : je me nourrissais d’étrangers. Je ne les approchais que le temps de voir leur frémissante beauté, leur expression unique, d’entendre leur voix nouvelle et passionnée, puis je les tuais avant que ne se réveillent en moi ces sentiments de révulsion, cette peur, cette douleur.