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Son corps! s’exclama le jeune homme. Elle ne pourrait jamais grandir!

Le vampire approuva de la tête :

— Elle serait à jamais l’enfant démon, fit-il d’une voix douce qui paraissait encore chargée d’émerveillement. De même, je suis toujours le jeune homme que j’étais lorsque je mourus. Et Lestat ? La même chose. Mais l’esprit de Claudia… était un esprit de vampire, et je m’efforçais de comprendre comment elle s’acheminait vers l’état de femme. Elle se mit à parler davantage, quoiqu’elle ne cessât jamais d’être une personne réfléchie, capable de m’écouter une heure durant sans m’interrompre. Cependant c’étaient deux yeux d’adulte pleinement conscients qui éclairaient maintenant son visage, et elle paraissait avoir oublié quelque part son innocence, en compagnie de ses jouets négligés et d’une certaine patience qu’elle avait perdue. Il y avait en elle quelque chose de terriblement sensuelle quand elle paressait sur le canapé, vêtue d’une petite chemise de nuit de dentelle cousue de perles; elle exerçait une puissante et mystérieuse séduction, sa voix toujours aussi claire et douce, mais pourvue maintenant d’une résonance qui était celle d’une voix de femme, d’une âpreté parfois qui se révélait choquante. Après des jours passés dans son calme habituel, elle pouvait lancer une moquerie soudaine à l’adresse de Lestat pour s’être livré à des prédictions sur la guerre, ou bien, un verre de cristal plein de sang aux lèvres, déclarer qu’il n’y avait pas de livres à la maison, qu’il nous fallait en acquérir d’autres, quitte à les voler, et m’instruire froidement d’une bibliothèque dont elle avait entendu parler, dans un hôtel particulier du faubourg Sainte-Marie, dont la propriétaire collectionnait les livres comme s’il se fût agi de minéraux ou de papillons. Et de me demander si je ne pourrais pas l’introduire dans la chambre de cette femme…

« Dans ces occasions, elle me laissait bouche bée. La démarche de son esprit était imprévisible, insaisissable. Mais, alors, elle venait s’asseoir sur mes genoux, glissait ses doigts dans mes cheveux et, câline, se pressait contre mon cœur, me chuchotant tout doux que je ne serais jamais une aussi grande personne qu’elle tant que je ne saurais pas que la chose la plus sérieuse était de tuer, et non les livres, ni la musique.

« — Toujours la musique…, murmurait-elle.

« — Ma poupée, ma poupée, l’appelais-je.

« Voilà ce qu’elle était : une poupée magique, une poupée qui portait sur tout son rire magnifique, son intelligence infinie, une poupée aux joues rondes et à la bouche en bouton de rose.

« — Laisse-moi t’habiller, laisse-moi te brosser les cheveux, lui disais-je, mû par une vieille habitude, conscient de son sourire et du voile fin d’ennui qui assombrissait ses traits.

« — Fais ce que tu veux, soufflait-elle à mon oreille tandis que je me penchais pour attacher ses boutons de perle. Mais viens tuer avec moi cette nuit. Tu ne m’as jamais vue tuer, Louis!

« Elle voulait maintenant avoir un cercueil à elle, et son désir me laissa plus meurtri que je ne le voulus paraître à ses yeux. Après qu’elle m’eut fait sa demande, je sortis, ayant donné mon accord, chevaleresque. Combien d’années avais-je pu dormir en sa compagnie, comme si elle avait été partie de moi-même? Mais, ce soir-là, je la retrouvai près du couvent des Ursulines, orpheline perdue dans la nuit, qui se précipita à ma rencontre et s’agrippa à moi dans un geste de désespoir tout humain.

« — Si cela te fait de la peine, je ne veux pas, me confia-t-elle sur un ton si doux qu’un humain nous embrassant tous deux n’aurait pu l’entendre, ni même percevoir son souffle. Je resterai toujours avec toi. Mais il faut que je le voie, tu comprends? Un cercueil pour enfant!

« Elle voulait que nous nous rendions chez le fabricant de cercueils. Tragédie en un acte : je la laisserais dans le petit salon d’attente pour aller dans l’antichambre confier au fabricant qu’elle était condamné à mourir. Petite tirade sur mon amour pour elle : il lui fallait ce qu’il y avait de mieux, mais elle ne devait rien deviner… Et le fabricant de cercueils, tout secoué, s’exécuterait, et écraserait une larme, malgré toutes ses années d’expérience, en l’imaginant couchée sur le satin blanc…

« — Mais pourquoi, Claudia… ? voulus-je plaider.

« J’avais horreur de jouer au chat et à la souris avec les humains impuissants. Mais mon amour pour elle était immense. Je l’emmenai donc au magasin de pompes funèbres et l’installai sur le sofa de la réception, où elle resta assise, les mains croisées sur ses genoux, son petit bonnet bien enfoncé sur les oreilles, donnant toutes les apparences d’ignorer ce que l’on chuchotait sur elle un peu plus loin. L’entrepreneur de pompes funèbres était un homme de couleur âgé et très raffiné, qui me tira vivement de côté de peur que « la petite » ne puisse entendre.

« — Mais pourquoi doit-elle mourir? m’implora-t-il, comme si j’eusse été Dieu, qui l’eût ordonné.

« — C’est son cœur, elle ne peut vivre, répondis-je, et ces mots eurent pour moi un pouvoir particulier, une résonance qui me troubla à l’égal de l’émotion que je pus lire sur son visage étroit, aux traits lourdement dessinés.

« Quelque chose me revint en mémoire, une certaine qualité de lumière, un geste, un son…, un enfant pleurant dans une pièce emplie de puanteurs… L’entrepreneur ouvrait l’une après l’autre les longues pièces de son magasin pour me montrer les cercueils laqués noir et argent, tels qu’elle le voulait. Soudain, je me retrouvai dehors, fuyant l’établissement funèbre, tenant Claudia par la main.

« — Les ordres ont été pris, lui dis-je. Cela me rend fou!

« Je respirai l’air frais de la rue aussi goulûment que si j’avais été sur le point de suffoquer. De son visage sans compassion, elle m’étudiait. Elle glissa sa petite main gantée dans la mienne et m’expliqua, patiemment :

« — Je le veux, Louis!

« Puis, un soir, elle gravit les marches du magasin, en compagnie de Lestat, pour s’emparer du cercueil, et laissa mort l’entrepreneur de pompes funèbres qui ne se doutait de rien, mort sur les piles de papiers poussiéreux de son bureau. Le cercueil fut installé dans notre chambre, où elle passait souvent l’heure à le regarder, aussi longtemps qu’il garda pour elle sa nouveauté, comme s’il se fût agi d’un être vivant ou d’un objet qui lui eût dévoilé peu à peu son mystère, ainsi qu’il arrive avec les choses capables d’évolution. Cependant, elle ne dormait pas dedans. Elle dormait toujours avec moi.

« Il y eut d’autres changements en elle. Je ne peux ni les dater ni leur donner un ordre. Elle se mit à choisir ses meurtres, à prendre des façons exigeantes. La pauvreté commença de la fasciner; elle demandait à Lestat ou à moi-même de l’emmener en voiture, au-delà du faubourg Sainte-Marie, jusqu’au front du fleuve où vivaient les immigrants. Il semblait qu’elle fût obsédée par les femmes et les enfants. Lestat me rapportait tout cela avec grand amusement, car rien n’eût pu me persuader d’y aller moi-même.

« Claudia avait choisi là-bas une famille dont elle prenait les membres un par un. Elle avait aussi demandé qu’on la fasse entrer dans le cimetière de la ville proche de Lafayette, pour y rôder parmi les hautes tombes de marbre à la recherche de ces malheureux qui, n’ayant d’autre endroit où dormir, après avoir dépensé le peu qu’ils avaient à acheter une bouteille de vin, s’introduisaient en rampant dans un caveau. Lestat était impressionné, subjugué. Quel portrait ne faisait-il pas d’elle! La Mort-Enfant, l’appelait-il. Petite Sœur de la Mort, Tendre-Mort… Quant à moi, il me réservait le titre de Sainte Mort Miséricordieuse, dont il m’affublait en se prosternant jusqu’à terre, ou bien en frappant dans ses mains comme une femme qui s’écrie tout excitée, à l’audition de quelque commérage : « Oh! Miséricorde céleste! » J’avais envie de l’étrangler.