« — Ils multiplient leur propre espèce, c’est évident, mais qu’y a-t-il à l’origine ? demandait-elle.
« Puis, quelque part dans les environs de Vienne, elle me posa la question qui n’avait jamais encore franchi le seuil de ses lèvres : pourquoi ne pouvais-je pas faire ce que Lestat nous avait fait, à tous deux? Pourquoi ne pouvais-je faire un autre vampire? D’abord, je ne compris même pas ce qu’elle voulait me dire. Dans mon dégoût général pour toutes les impulsions que je sentais en moi, c’était un point qui me faisait particulièrement peur. Vous voyez, il y avait un mécanisme puissant chez moi, dont je n’étais pas conscient. La solitude m’avait fait penser à cette possibilité d’engendrer des monstres, bien des années auparavant, lorsque j’avais succombé à l’attrait de Babette Frênière. Mais j’avais enfermé cette idée au plus profond de moi-même, telle une passion impure. Après, j’évitai les mortels. Je ne tuais que des étrangers. Ainsi, comme Babette, l’anglais Morgan, du fait que je le connaissais, avait-il été à l’abri de mon baiser fatal. Tous deux me causaient trop de tourment. Je ne pouvais songer à leur donner la mort. Leur donner la vie dans la mort…, c’eût été monstrueux. Dans ces occasions, je tournais le dos à Claudia, sans lui répondre. Mais, pour irritée, pour impatiente qu’elle fût, elle ne pouvait supporter que je m’écarte. Alors, elle revenait près de moi et me consolait de ses mains et de ses yeux, comme si elle eût été ma fille chérie.
« — N’y pense plus, Louis, me dit-elle plus tard, alors que nous étions confortablement installés dans un petit hôtel de banlieue.
« Debout à la fenêtre, je regardais les lumières lointaines de Vienne; j’avais terriblement faim de cette ville, de sa civilisation, j’avais faim de son immensité. La nuit était claire, mais un peu de brume flottait sur la cité.
« — Je voudrais libérer ta conscience — bien que je n’aie jamais su précisément ce que signifiait ce mot, me chuchota-t-elle à l’oreille, tout en caressant mes cheveux.
« — C’est cela, Claudia, répondis-je, libère ma conscience. Dis-moi que tu ne me parleras plus jamais de faire d’autres vampires.
« — Je ne veux pas créer des orphelins comme nous! dit-elle, un peu trop vite.
« Mon attitude la tourmentait.
« Ce que je veux, ce sont des réponses, c’est savoir, reprit-elle. Mais dis-moi, Louis, qu’est-ce qui te rend si certain de ne l’avoir jamais fait sans le savoir ?
« De nouveau, je sentis que je me faisais délibérément stupide. Je la regardai d’un air d’incompréhension. J’aurais voulu le silence, j’aurais voulu être dans les rues de Vienne, Claudia marchant auprès de moi. Je ramenai ses cheveux en arrière, caressai du bout des doigts ses longs cils, puis regardai de nouveau les lumières lointaines.
« — Après tout, que faut-il pour faire ces créatures, ces monstres vagabonds? continuait-elle. Combien de gouttes de ton sang mélangées au sang d’un homme… et quelle sorte de cœur, pour survivre à la première attaque?
« Je la sentais qui m’observait. Mais je restai silencieux, adossé dans l’encoignure de la fenêtre, à regarder dehors.
« — Cette Emily au teint si pâle, ce pauvre Anglais…, dit-elle encore, sans prendre garde à l’éclair de douleur qui tordit mon visage. Leur cœur ne valait rien, et, c’est la peur de mourir, tout autant que le sang qu’ils avaient perdu, qui les a tués. C’est l’idée qui les a tués. Mais que se passe-t-il si le cœur survit? Es-tu sûr de n’avoir pas donné naissance à une théorie de monstres qui, de temps en temps, s’efforçaient instinctivement et vainement de suivre les traces de tes pas? Quelle a été la durée de leur vie, à ces orphelins que tu laissais derrière toi — un jour celui-ci, une semaine celui-là — avant que le soleil ne les réduise en cendres, ou que l’une de leurs victimes mortelles ne les abatte ?
« — Arrête! la suppliai-je. Si tu savais avec quelle précision je me représente tout ce que tu décris, tu n’oserais plus rien dire. Je te dis que cela n’est jamais arrivé! Lestat m’a asséché de mon sang jusqu’au bord de la mort pour faire de moi un vampire. Et il m’a rendu tout ce sang mêlé au sien. Rien de moins!
« Elle se détourna, baissant les yeux sur ses mains. Je crus l’entendre soupirer. Puis ses yeux revinrent sur moi, me parcourant tout entier avant de finalement rencontrer les miens. Il me sembla qu’elle souriait.
« — N’aie pas peur de mes divagations, dit-elle d’une voix douce. Après tout, la décision finale t’appartiendra toujours. N’est-ce pas?
« — Je ne comprends pas, répondis-je.
« Un rire froid sortit de sa gorge, tandis qu’elle me tournait le dos.
« — Tu t’imagines? reprit-elle d’une voix si basse que je l’entendais à peine. Un sabbat d’enfants, c’est tout ce que je pourrais arranger!…
« Claudia…, murmurai-je.
« Reste tranquille! m’interrompit-elle avec brusquerie, quoique toujours à voix basse. C’est que… pour autant que j’aie haï Lestat…
« Elle se tut.
« — Oui…, murmurai-je. Oui…
« — Pour autant que je l’aie haï, avec lui au moins nous étions… au complet.
« Elle me regarda, de dessous ses paupières qui tremblaient, comme si le fait d’avoir un peu haussé la voix l’avait troublée tout autant que moi.
« — Non, il n’y a que toi qui étais « complète »…, répondis-je. Parce que nous étions là tous les deux, un de chaque côté de toi, depuis le début.
« Je crus la voir sourire. Elle inclina la tête, mais, sous les cils, je voyais ses yeux bouger, rouler de droite à gauche, rouler de bas en haut. Enfin, elle dit :
« — Tous les deux à mes côtés… Tu peux te représenter ça aussi, comme tu te représentes tout le reste ?
« Il y avait une nuit, depuis longtemps révolue, qui restait dans mon esprit aussi présente que la réalité, mais je ne lui en parlai pas. Cette nuit-là, elle s’était enfuie, bouleversée, de Lestat; il l’avait pressée de tuer une femme dans la rue, et c’était cela qui avait provoqué sa fuite et son émoi. Je suis sûr que cette femme ressemblait à sa mère. Elle avait fini par nous échapper complètement, mais je l’avais retrouvée dans une armoire, sous les vestes et les manteaux, serrant sa poupée. Je l’avais portée jusqu’à son petit lit, m’étais assis à son côté et lui avais chanté une chanson. Elle m’étreignait de son regard comme elle étreignait sa poupée, semblant essayer, aveuglément, mystérieusement, de calmer une douleur dont elle n’avait pas encore commencé de comprendre la nature. Pouvez-vous imaginer la scène, cette demeure somptueuse, les lumières basses, et ce père vampire qui chantait pour sa petite fille vampire? La poupée était la seule à avoir un visage humain, la seule.
« Mais, près de Vienne, la Claudia actuelle disait maintenant :
« Il faut partir d’ici!
« Il semblait que la pensée venait de prendre forme dans son esprit, porteuse d’une urgence particulière. Elle se tenait l’oreille dans la main, comme pour se protéger d’un bruit horrible.
« — Fuir le chemin qui est derrière nous, fuir ce que je lis dans tes yeux. Car sais-tu que les pensées que je formule en ce moment ne sont pour moi que des considérations banales…