« — Vous êtes remis?
« J’étais plus que remis. J’étais sur mes pieds, prêt au combat. Mais l’autre restait accroupi, comme une sculpture solidaire du mur. J’aperçus une main blanche qui s’affairait dans ce qui semblait être une poche de gilet. Un morceau de carton blanc surgit de l’ombre, qu’il me tendit au bout de ses doigts. Je ne fis pas un mouvement pour l’attraper.
« — Venez nous voir, demain soir, fit le même murmure, qui émanait du visage lisse et sans expression dont un seul œil était toujours visible. Je ne vous ferai pas de mal, et l’autre non plus. Je ne le permettrai pas.
« Il fit alors ce que seuls savent faire les vampires : sa main parut quitter son corps pour déposer dans la mienne la carte, dont l’inscription violette brilla aussitôt dans la lumière. Grimpant comme un chat sur le mur, la silhouette s’évanouit rapidement, entre deux pignons de mansardes.
« J’étais sûr d’être seul maintenant, je pouvais le sentir. Les battements de mon cœur emplirent la ruelle vide, tandis que je lisais la carte. Je connaissais bien l’adresse qui y était écrite, car je m’étais plus d’une fois rendu à des théâtres établis dans cette rue. Mais le nom de l’endroit était étonnant : « Théâtre des Vampires. » En dessous était portée une indication horaire : 21 heures.
« Je la retournai; et découvris au dos une note écrite à la main : Amenez la petite merveille avec vous. Soyez le bienvenus. Armand.
« Je ne doutai pas que la créature qui avait écrit le message fût celle qui m’avait donné la carte. Je n’avais que très peu de temps pour rentrer à l’hôtel et raconter tout cela à Claudia. Je courus à toute allure, si bien que les gens que je croisais sur les boulevards ne devinèrent même pas l’ombre qui les frôlait.
— On ne pénétrait au Théâtre des Vampires que sur invitation. Lorsque nous nous y présentâmes, le soir suivant, le portier examina ma carte pendant un bon moment, tandis que la pluie tombait doucement tout autour de nous, tombait sur l’homme et la femme qui s’étaient arrêtés près du guichet de location fermé, tombait sur les affiches froissées qui représentaient des vampires d’opérette vêtus de capes ressemblant à des ailes de chauves-souris, dont les bras déployés étaient sur le point de se refermer sur les épaules nues de leur victime. La pluie tombait sur les couples qui se pressaient vers le hall bondé d’une foule dont je distinguais facilement qu’elle était entièrement composée d’humains. Aucun vampire parmi eux, pas même ce portier qui finit par nous admettre dans un mélange de bruits de conversations, d’odeur de laine mouillée, d’agitation de doigts gantés des dames aux prises avec leurs chapeaux à bords de feutre et leurs boucles mouillées. Pris d’une excitation fiévreuse, je cherchai au plus vite un coin d’ombre. Nous nous étions nourris plus tôt, afin que dans la rue trépidante de vie où se trouvait le théâtre notre peau ne parût pas trop blanche, ni nos yeux trop brillants. Le goût d’un sang que je n’avais pas savouré m’avait laissé tout à fait mal à l’aise. Mais il n’y avait pas de temps pour ce genre de plaisir ce soir-là ; cette nuit n’était pas une nuit de meurtre. C’était une nuit de révélations, quelle qu’en soit la conclusion. De cela, j’étais certain.
« Pour l’instant, nous étions toujours parmi cette foule trop humaine; puis les portes de la salle s’ouvrirent. Un jeune homme se fraya un chemin vers nous, nous appela du geste et désigna du doigt, par-dessus les épaules des spectateurs, un escalier. Une loge nous était réservée, l’une des meilleures du théâtre. Si le sang n’avait pas assez assombri la blancheur de mon teint ni transformé suffisamment Claudia, que je portais dans mes bras, comme un enfant humain, notre jeune huissier sembla ne pas s’en apercevoir, ou ne pas s’en soucier. En fait, je trouvai son sourire trop empressé lorsqu’il tira derrière nous le rideau qui isolait nos deux chaises donnant sur la balustrade de cuivre.
« — Ne les crois-tu pas capables d’avoir des esclaves humains? me souffla Claudia.
« — Mais Lestat n’a jamais eu confiance en eux, répondis-je.
« Je regardais les sièges se remplir, les chapeaux merveilleusement fleuris qui naviguaient en contrebas entre les rangées de chaises recouvertes de soie. Des épaules blanches luisaient sur la courbe profonde que faisait le balcon autour de notre loge; des diamants scintillaient dans la lumière au gaz.
« — Rappelle-toi d’être cynique, pour une fois, me chuchota Claudia, sa tête blonde penchée. Tu joues trop au grand seigneur.
« Les lumières s’éteignirent, au balcon d’abord, puis le long des murs du parterre. Un petit groupe de musiciens s’était rassemblé dans la fosse d’orchestre. Au pied du large rideau de velours vert, la lumière tremblota tout au long de la rampe de gaz, puis brilla vivement. L’audience recula dans l’ombre, comme enveloppée d’un nuage gris à travers quoi seuls les diamants jetaient leur éclat, sur les poignets, sur les gorges, sur les doigts. Avec le nuage gris, le calme s’abattit sur la foule et comprima les bruits en seul raclement de toux dont les échos persistèrent un moment. Puis ce fut le silence. Un tambour de basque se mit à battre un rythme lent, auquel se superposa la frêle mélodie d’une flûte en bois, qui semblait cueillir les tintements aigus et métalliques des cymbalettes du tambour pour les enrouler en d’obsédantes arabesques dont le son évoquait les temps médiévaux. Les accords plaqués des instruments à cordes renforcèrent le rythme du tambour de basque. Le son de la flûte s’amplifia, chanta sa mélodie sur un ton triste et mélancolique. Il y avait une puissance d’envoûtement dans cette musique, qui semblait suspendre les auditeurs et les fondre en une seule attention fixée sur le ruban lumineux de la flûte, qui se déroulait lentement dans le noir. Le rideau se leva sans briser l’enchantement, sans le moindre murmure. La scène s’éclaira, révélant un décor qui donnait l’illusion d’un vrai coin de forêt profonde. Les lumières brillaient sur des troncs d’arbres rugueux et sur d’épais feuillages, au-dessous d’une arche d’obscurité. On apercevait à travers les arbres la rive basse et pierreuse d’une rivière et, au-delà, le scintillement même de ses eaux. Tout ce monde en trois dimensions n’était que peinture sur une fine toile de soie, qu’un léger courant d’air faisait à peine frémir.
« Une rafale d’applaudissements accueillit l’illusion, ralliant des spectateurs épars dans toute la salle en un bref crescendo, puis mourut. Une silhouette sombre et drapée parut en scène, bondissant de tronc d’arbre en tronc d’arbre, si rapide que, lorsqu’elle sauta soudain jusqu’au centre éclairé de la scène, on eût cru qu’elle y était apparue par magie. Un bras sortait de son manteau, brandissant une faux d’argent ; l’autre tenait au bout d’une fine baguette le masque qui cachait son visage, masque en forme de tête de mort.
« On sursauta dans la foule. C’était la Mort qui se tenait devant le public, sa faux suspendue en l’air, la Mort à l’orée d’un bois obscur. Quelque chose en moi également répondit, non pas sur le mode de la peur, mais de façon tout humaine pourtant, à la magie de ce fragile décor peint, au mystère du monde créé par les lumières, du monde où évoluait devant le public, avec la grâce d’une grosse panthère, la créature au manteau noir et ondoyant qui excitait les exclamations étouffées, les soupirs, les murmures révérencieux.