« — Je ne veux pas mourir…, murmura-t-elle.
« Sa voix avait la clarté d’un tintement de cloche.
« — Mais nous sommes la mort…, répondit le premier vampire.
« Et, derrière, un murmure fit écho : « La mort! »
« Elle se retourna, secouant sa chevelure qui se mua en un véritable déluge d’or, riche et vivante parure sur la saleté de son pauvre vêtement.
« — Aidez-moi! cria-t-elle doucement, comme effrayée d’élever la voix. Quelqu’un…, implora-t-elle, regardant la foule dont elle avait deviné la présence.
« Claudia émit un rire étouffé. La jeune fille, sur la scène, ne comprenait que vaguement où elle était, ce qui lui arrivait ; elle en savait en tout cas infiniment plus que ce parterre de gens qui la regardaient.
« — Je ne veux pas mourir! Je ne veux pas!
« Sa voix délicate se brisa; elle fixa des yeux le vampire qui jouait le rôle de meneur, ce grand démon fourbe et malveillant qui se détachait maintenant du cercle des autres créatures pour s’approcher d’elle.
« — Nous mourons tous, répondit-il. La seule chose que tu partages avec tous les humains, c’est la mort.
« Il embrassa du geste l’orchestre, les visages lointains du balcon, les loges.
« — Non…, protesta-t-elle, incrédule. Il me reste tant d’années, tant de…
« Sa voix était légère, mélodieuse, malgré sa frayeur. Cela la rendait irrésistible, tout autant que la palpitation de sa gorge nue, que cachait mal sa main tremblante.
« — Tant d’années! rétorqua le maître vampire. Comment sais-tu qu’il te reste tant d’années à vivre? La Mort se moque de l’âge de sa proie! Il y a peut-être une maladie dans ton corps en ce moment même, qui te dévore déjà de l’intérieur. Ou bien, dehors, il y a peut-être un homme qui t’attend pour te tuer, simplement à cause de tes cheveux blonds!
« Il tendit la main pour les toucher. Sa voix profonde, surnaturelle et puissante, reprit :
« — Dois-je te dire tout ce que le destin pourrait garder en réserve rien que pour toi?
« — Cela m’est égal…, cela ne me fait pas peur, protesta-t-elle, le son clair de sa voix paraissant si fragile après celle du vampire. Je voudrais avoir ma chance…
« — Et si tu as cette chance et que tu vives, que tu vives des années encore, quel sera ton héritage? L’échine voûtée, le visage édenté de la vieillesse?
« Il repoussa sa chevelure derrière son dos, exposant complètement sa gorge pâle. Lentement, il tira sur le lacet qui retenait, lâches, les fronces de son corsage. La mauvaise étoffe s’ouvrit, les manches glissèrent de ses étroites épaules roses. Elle voulut retenir son corsage, mais il lui prit les poignets et les écarta violemment. Le public parut soupirer à l’unisson, les femmes derrière leurs jumelles de théâtre, les hommes penchés en avant pour mieux voir. Le vêtement continuait de glisser, découvrant la peau pâle et sans défaut qui palpitait au rythme de son cœur, freiné dans sa descente par les petits mamelons de ses seins. Le vampire la maintenait fermement par le poignet, tandis que des larmes couraient le long de ses joues rougissantes et que ses dents mordaient la chair de ses lèvres.
« — Aussi sûr que cette chair est rose maintenant, elle deviendra grise, ridée avec l’âge, dit-il.
« — Laissez-moi, s’il vous plaît, supplia-t-elle, détournant le visage. Cela ne me fait rien…, Cela m’est égal!
« — Mais alors, que cela peut-il te faire de mourir maintenant ? Si toutes ces choses, toutes ces horreurs ne te font pas peur?
« Elle secoua la tête, désorientée, dépassée, désemparée. Je sentis dans mes veines couler de la colère, en même temps qu’un désir ardent. C’était à elle, dans sa situation d’infériorité, qu’incombait la responsabilité de défendre la cause de la vie, et il était injuste, monstrueusement injuste, qu’elle eût à lutter avec lui pour défendre quelque chose d’aussi évident, d’aussi sacré, d’aussi merveilleusement incarné en elle-même. Mais il la privait de sa voix. Du haut de sa logique implacable, il faisait paraître misérable et confus son irrésistible instinct de vie. Je la sentais qui se flétrissait de l’intérieur, qui se mourait. Cela éveilla ma haine.
« Le corsage glissa jusqu’à la taille. Un murmure parcourut la foule excitée quand ses petits seins ronds furent dévoilés. Elle se débattit pour libérer son poignet, mais il le tenait ferme.
« — Et suppose que nous te laissions aller…, suppose que le cœur de la Grande Faucheuse puisse résister à ta beauté…, vers qui pourrait-elle tourner son cœur débordant de passion? Il faut que quelqu’un meure à ta place! Veux-tu choisir la personne pour nous? Celui qui va prendre ta place et souffrir comme tu souffres maintenant?
« Il désigna d’un geste le public. Le désarroi de la jeune fille était à son comble.
« — As-tu une sœur…, une mère…, un enfant ?
« — Non! fit-elle dans un râle. Non…, répéta-t-elle en secouant sa crinière dorée.
« — Il y a sûrement quelqu’un qui pourrait prendre ta place, un ami, une amie? Choisis!
« — Je ne peux pas! Je ne veux pas…
« Elle se tordit dans son étreinte étroite. Les vampires, tout autour, regardaient, immobiles, le visage impavide comme si leur chair surnaturelle était un masque.
« — Tu ne peux pas? se gaussa-t-il.
« Je savais que, si elle avait accepté, il ne l’en aurait que davantage condamnée, prétendant qu’elle était aussi diabolique que lui d’envoyer ainsi quelqu’un à la mort, et qu’elle méritait donc son destin.
« — Partout la mort t’attend, soupira-t-il, comme pris d’une frustration soudaine que le public ne perçut pas.
« Mais, moi, j’avais surpris le mouvement de contraction des muscles de son visage lisse. Il essayait de garder ses yeux gris plongés dans ceux de la fille, mais elle cherchait désespérément à éviter son regard. Portés par l’air chaud qui s’élevait, me parvinrent l’odeur de la poussière et le parfum de sa peau, accompagnés du battement sourd de son cœur.
« — La mort inconsciente…, destin de tous les mortels.
« Il se pencha sur elle, l’air rêveur, ensorcelé par sa beauté, tout en continuant à l’empêcher de se débattre.
« Hummm… Mais nous, nous sommes la mort consciente! Tu peux être sa fiancée. Sais-tu ce que signifie d’être aimée par la Mort?
« Il embrassa presque son visage, les taches brillantes de ses larmes.
« — Sais-tu ce que cela signifie, que la Mort sache t’appeler par ton nom ?
« Elle le regarda d’un air terrifié. Puis ses yeux parurent s’embrumer, ses lèvres se détendre. Elle observait, derrière lui, la silhouette d’un autre vampire qui avait lentement émergé de l’ombre. Il était longtemps resté un peu en dehors du groupe, poings fermés, ses yeux noirs parfaitement immobiles. Il n’avait ni l’attitude du vampire affamé, ni l’attitude de l’extase. Elle le regardait droit dans les yeux, et sa souffrance la baignait d’une lumière sublime, une lumière qui la rendait irrésistiblement attirante. C’était cela qui tenait en haleine ce public blasé. J’imaginai la caresse de ma main sur sa peau, sur ses petits seins dressés, puis fermai les yeux devant l’intensité de sa détresse, et dans l’obscurité de mes paupières découvris son image parfaite. C’était ce que ressentaient aussi tous ceux qui étaient autour d’elle, cette communauté de vampires. Elle n’avait aucune chance.
« Je rouvris les yeux et la revis, miroitante dans la lumière enfumée de la rampe, pleurant des larmes d’or. Alors, de cet autre vampire, qui se tenait à distance, tombèrent doucement quelques mots :
« — … tu n’auras pas mal…
« Je me rendis compte que le vampire qui avait jusque-là mené le jeu se raidissait, mais personne ne s’en aperçut. Le public n’avait d’yeux que pour le visage lisse et enfantin de la jeune fille, pour ses lèvres entrouvertes, arrondies en une interrogation innocente. Elle regardait le nouveau venu, en répétant d’une voix douce: