« — Pas mal ?
« — Ta beauté est un présent pour nous.
« Sa voix riche emplissait sans effort la salle et paraissait subjuguer, pétrifier la vague d’excitation montante. Sa main bougea légèrement, de façon presque imperceptible. L’autre vampire recula et se rangea parmi ces visages blancs et patients, où se mêlaient étrangement faim et sérénité. Lentement, avec grâce, le nouveau vampire s’approcha d’elle. Elle battit des cils, prise d’une soudaine langueur, oubliant sa nudité, et laissa échapper un soupir d’entre ses lèvres humides.
« — Pas mal…, répéta-t-elle.
« Il m’était presque insupportable de la voir ainsi s’offrir à lui, s’éteindre, sous l’effet de son pouvoir. J’aurais voulu lui crier quelque chose pour briser sa transe. Mais, en même temps, le désir montait en moi, tandis qu’il se penchait sur elle, pour attraper le cordon qui retenait sa jupe.
« Elle s’inclina vers lui, tête renversée, et l’étoffe noire glissa sur ses hanches, sur l’éclair doré qui ornait son entrejambe — un duvet enfantin de boucles délicates — puis tomba à ses pieds. Le vampire ouvrit les bras, tournant le dos aux lumières vacillantes de la rampe, et ses cheveux châtains parurent frissonner tandis que la chevelure d’or de la fille se répandait sur son habit noir.
« — Tu n’auras pas mal…, pas mal…, lui chuchotait-il, cependant qu’elle s’abandonnait totalement entre ses bras.
« Puis il la souleva, se tournant lentement de côté afin que tous puissent voir son visage serein. Son dos se cambra quand ses seins nus entrèrent au contact des boutons de l’habit du vampire, dont elle étreignait le cou de ses bras. Elle se raidit, cria lorsqu’il planta ses dents, mais son visage restait calme, alors que le théâtre obscur vibrait d’excitation. Sur la fesse ronde de la fille brilla la main blanche du vampire que la chevelure dorée balayait, caressait. Il l’avait complètement soulevée du sol pour boire. La gorge rose se détachait sur la peau blanche de sa joue. Faible, étourdi, je sentis la faim monter en moi, nouer mon cœur et mes veines. Je m’accrochai à la barre en cuivre de la balustrade de la loge, la serrant à en faire craquer les soudures du métal. Et j’eus l’impression que ce bruit inaudible pour tous les mortels qui m’entouraient, le bruit infime de torsion du métal, me ligotait mystérieusement à ma place.
« J’inclinai la tête et voulus fermer les yeux. L’air tiède et épais semblait chargé de l’odeur de sa peau salée. Les autres vampires resserrèrent leur cercle autour d’elle. La main blanche du vampire aux cheveux châtains trembla, et il retira ses dents de la gorge de la fille, dont la tête se renversa. Il retourna son corps, l’exposant ainsi aux regards, pour l’abandonner à l’une des magnifiques femmes vampires qui s’était approchée. Elle lui fit un berceau de ses bras, la caressa tout en buvant. Ils étaient maintenant tous groupés autour d’elle, se la passant de l’un à l’autre devant la foule en transe. Sa tête était jetée sur l’épaule de l’un des hommes, découvrant une nuque aussi ensorcelante que ses petites fesses ou que la peau merveilleuse de ses longues cuisses, que les plis du tendre creux de ses genoux mollement fléchis.
« Je m’étais renforcé dans mon fauteuil, la bouche pleine de son goût, les veines à l’agonie. Du coin de l’œil je sentais toujours la présence du vampire aux cheveux châtains qui l’avait conquise. Il se tenait de nouveau à l’écart et ses yeux noirs, depuis l’obscurité, semblaient chercher à me clouer, à m’immobiliser par-dessus les courants d’air tiède.
« Les vampires se retiraient un à un. La forêt peinte glissa sans bruit, revint en place. La jeune mortelle, frêle et très blanche, gisait nue dans le bois mystérieux, nichée, comme s’il se fût agi du sol même de la forêt, sur la soie d’un cercueil noir. La musique avait repris, étrange et inquiétante, s’amplifiant à mesure que les lumières baissaient. Tous les vampires étaient partis, à l’exception du meneur de jeu, qui avait ramassé sa faux et son masque dans l’ombre. Il alla s’accroupir auprès de la fille endormie, cependant que les lumières s’évanouissaient peu à peu. La musique resta puissante et brillante dans l’obscurité qui se refermait. Enfin, elle aussi mourut.
« Pendant un moment, le public tout entier resta parfaitement immobile.
« Puis des applaudissements éclatèrent ici et là, auxquels se joignit soudain toute l’assistance. Les lumières revinrent aux appliques des murs, les gens se regardèrent, des conversations jaillirent un peu partout. Une femme se leva au milieu d’une rangée pour attraper vivement son renard posé sur le fauteuil, bien que personne ne lui eût encore ouvert le passage; quelqu’un d’autre, bousculant tout le monde, gagnait rapidement l’allée tapissée de moquette. En un instant, toute la foule était debout et se précipitait vers les sorties.
« Mais le bruit ambiant redevint alors le bourdonnement sûr et blasé de la foule sophistiquée et parfumée qui avait tout à l’heure empli le hall et le foyer du théâtre. Le charme était rompu. Les portes furent ouvertes à double battant sur la pluie odorante, sur le claquement des sabots des chevaux, sur les voix qui hélaient les cochers. En bas, dans la mer des fauteuils légèrement dérangés, un gant blanc resplendissait sur un coussin de soie verte.
« Je restai assis, regardant, écoutant, abritant de tous et de personne mon visage penché, appuyé du coude sur la balustrade. J’attendis que se calme la passion qui m’étreignait. Le goût de la fille était toujours sur mes lèvres, et j’avais l’impression que son parfum continuait de me parvenir, porté par l’odeur de la pluie, que les palpitations de son cœur continuaient de résonner dans le théâtre vide. Je retins mon souffle, goûtai la pluie, et aperçus Claudia parfaitement immobile, ses mains gantées sur son sein.
« Ma bouche s’emplit d’amertume, mon esprit de confusion. En bas, un appariteur passait parmi les rangées, redressant les fauteuils, ramassant les programmes éparpillés sur le sol. Je savais que pour combattre cette souffrance, cette confusion, cette passion aveuglantes qui menaçaient de me plonger dans une profonde hébétude, il me suffisait de me laisser tomber près de lui, près de l’une de ces arcades garnies de rideaux, de l’attirer vivement dans l’ombre et de le prendre comme ils avaient pris cette fille. Mais le voulais-je vraiment? Claudia parla tout près de mon oreille inclinée :
« — Patience, Louis, patience…
« J’ouvris les yeux. Il y avait quelqu’un près de nous, à la périphérie de mon champ de vision, quelqu’un qui s’était joué de mon ouïe de vampire. Pourtant mon attente exacerbée aurait dû dresser au sein même de ma distraction son antenne aiguë. Mais il était bien là, silencieux, derrière les rideaux de l’entrée de la loge, ce vampire aux cheveux châtains, à l’allure dégagée, qui nous regardait, debout sur la moquette de l’escalier. Je savais maintenant que c’était bien lui le vampire qui m’avait donné la carte d’invitation pour le théâtre, le vampire nommé Armand.
« N’eût été son immobilité, la qualité lointaine et rêveuse de l’expression de son visage, il aurait pu me faire sursauter. Il semblait qu’il y avait un long moment qu’il se tenait appuyé au mur. Rien ne bougea sur son visage quand nous nous retournâmes. J’aurais dû être soulagé de constater que ce n’était pas au grand vampire aux cheveux noirs que nous avions affaire. Mais, sur le moment, je n’y pensai pas. Ses yeux parcoururent Claudia langoureusement, sans sacrifier le moins du monde à cette habitude qu’ont les humains de déguiser leur regard. Je posai la main sur l’épaule de Claudia.