Выбрать главу

« — Cela fait bien longtemps que nous vous cherchons, lui dis-je.

« J’avais l’impression d’être transparent pour lui. Sa posture immobile et ses profonds yeux bruns semblaient me signifier que mes réflexions étaient inutiles, que les mots que j’essayais à grand-peine de former étaient sans objet. Claudia se taisait également.

« S’écartant du mur, il se mit à descendre les marches, avec un geste qui nous souhaitait la bienvenue et nous invitait à le suivre. A côté des siens, mes gestes paraissaient des caricatures de gestes humains. Parvenu au niveau du parterre, il ouvrit une porte qui donnait sur un autre escalier. Effleurant à peine les marches de pierre, il nous précéda, nous offrant son dos sans la moindre méfiance.

« Nous entrâmes dans une pièce qui ressemblait à une vaste salle de bal souterraine, creusée dans une cave plus ancienne que le bâtiment construit au-dessus. Plus haut, la porte d’entrée se referma, et la lumière disparut avant que je n’aie pu me faire une bonne impression de l’endroit. J’entendis le bruissement de ses vêtements dans le noir, puis le crépitement aigu d’une allumette. Son visage apparut, telle une grande flamme au-dessus de l’allumette. Puis une silhouette bougea dans la lumière à côté de lui, celle d’un jeune homme, qui lui apportait une bougie. Cette apparition me ramena avec un choc au cœur au souvenir excitant de la jeune femme nue sur scène, de son corps étendu, de son sang palpitant. Le jeune homme se tourna pour me regarder, presque à la manière du vampire aux cheveux châtains, lequel, ayant allumé la bougie, lui dit :

« — Va-t’en.

« La lumière gagna les murs distants; le vampire éleva la bougie et se mit à longer le mur, nous invitant du geste à le suivre.

« Un monde de fresques et de peintures murales nous environnait, aux couleurs profondes et vibrantes à la lumière de la flamme qui dansait. Le thème et le contenu en devinrent clairs peu à peu. C’était le Triomphe de la Mort de Brueghel, reproduit sur une telle échelle qu’une multitude de figures effroyables nous dominaient dans la pénombre, squelettes impitoyables qui entassaient les morts impuissants dans des fosses fétides, squelettes qui tiraient une charretée de crânes, décapitaient un cadavre écartelé ou pendaient des humains aux potences. Une cloche sonnait le glas sur l’enfer infini des terres écorchées et fumantes vers lesquelles se dirigeaient d’immenses armées marchant au massacre d’un pas mécanique et hideux. Je me détournai, mais notre hôte me toucha la main et m’entraîna plus loin pour voir se matérialiser lentement la Chute des anges — créatures damnées précipitées des hauteurs célestes vers un chaos sinistre de monstres festoyants. C’était si vivant, si parfait, que j’en frissonnai. Je sentis de nouveau l’attouchement de sa main, mais restai malgré cela immobile, à regarder délibérément tout en haut de la fresque, où je pouvais distinguer dans l’ombre deux anges radieux jouant de la trompette. L’espace d’une seconde, l’envoûtement maléfique fut brisé. J’eus la même forte sensation que le premier soir où j’étais entré à Notre-Dame; mais cela disparut aussi vite, impression précieuse et arachnéenne trop tôt arrachée à mon esprit.

« Il éleva la chandelle, révélant d’autres horreurs tout autour de moi : de Bosch, les damnés acceptant passivement leur avilissement; de Traini, les cercueils chargés de cadavres; de Durer, les cavaliers monstrueux, et, agrandie à une échelle insupportable, une théorie de gravures, d’emblèmes et d’estampes médiévales. Même sur le plafond, se contorsionnaient des guirlandes de squelettes et de cadavres en décomposition, de démons et d’instruments de torture, comme si c’était là une cathédrale à la glorification de la mort elle-même.

« Depuis le centre de la salle où nous nous arrêtâmes finalement, la bougie parut donner vie à toutes les images qui nous environnaient. Je sentis que le délire me menaçait; la salle souterraine commença d’osciller affreusement et j’eus la sensation de tomber. Je cherchai la main de Claudia. Elle restait songeuse, l’expression passive, et même lointaine, comme si elle avait voulu que je la laisse tranquille; puis j’entendis ses pas s’éloigner, faisant résonner le sol de pierre de chocs rapides qui se répercutaient tout au long des murs, comme des doigts martelant mon crâne. Je portai les mains à mes tempes, baissant stupidement le regard, comme pour éviter d’être témoin de quelque souffrance misérable dont je n’aurais pas eu la force de supporter la vision. Puis je revis le visage du vampire flotter dans la flamme qu’il tenait, ses yeux sans âge cerclés de cils noirs. Ses lèvres gardaient une parfaite immobilité, mais j’eus néanmoins l’impression qu’il me souriait. Je l’observai encore plus attentivement, convaincu qu’il s’agissait là de quelque puissante illusion qu’il était possible de déjouer à force de pénétration; mais plus je regardais, plus il paraissait sourire, et même se prendre d’un murmure, d’un chantonnement rêveurs et silencieux. C’était un son qui se tordait dans le noir, comme le papier peint d’un mur se recroqueville sous la brûlure des flammes, comme la peinture d’un visage de poupée s’écaille et s’enroule sous l’effet de la chaleur. J’eus le désir fou de l’attraper, de le secouer jusqu’a ce que son visage immobile s’anime. Soudain je me retrouvai dans ses bras, serré tout contre lui, mon visage si proche du sien que je distinguais ses cils emmêlés et brillants au-dessus de l’orbe incandescent de ses yeux, que je sentais son souffle doux et sans saveur sur ma peau. J’étais vraiment en plein délire.

« J’aurais voulu le fuir, mais je ne pouvais me soustraire à son étreinte, à la pression de ses bras autour de ma poitrine, à sa bougie dont la flamme me réchauffait l’œil — chaleur après laquelle toute ma chair gelée soupirait. J’essayai alors de souffler la bougie d’un geste de la main, sans cependant réussir à la localiser, sans rien trouver d’autre face à moi que le visage rayonnant qui m’apparaissait maintenant si différent de celui de Lestat, blanc, lisse, nerveux, viril. L’Autre vampire. Tous les autres vampires. La procession infinie de ceux de mon espèce.

« Je revins à la réalité.

« J’étais en train de toucher de mes mains son visage. Mais il était resté à distance de mes bras tendus, sans s’approcher de moi ni me repousser. Je reculai, honteux, stupéfait.

« Au loin, dans la nuit de Paris, une cloche sonna. Les ondes sombres et dorées parurent pénétrer les murs, les poutres qui convoyaient le son jusqu’au cœur de la terre, tels d’immenses tuyaux d’orgue. Revint ce chuchotement, ce chant inarticulé, et dans la pénombre j’aperçus un jeune mortel qui me regardait et respirait l’arôme chaud de sa chair. De sa main agile, le vampire lui fit signe d’approcher. Il vint vers moi, ses yeux excitants ne montrant nulle crainte, entra dans le cercle de lumière de la chandelle et noua ses bras autour de mes épaules.

« Je n’avais jamais ressenti rien de pareil ; jamais je n’avais eu l’expérience de l’abandon volontaire d’un mortel. Mais avant d’avoir pu le repousser, pour son propre salut, je vis sur son cou tendre les marques bleuâtres. Il me les offrait. Il se serra contre moi de tout son long; je sentis sous ses vêtements son sexe dur qui se pressait contre ma jambe. Une exclamation étouffée franchit mes lèvres, mais il pencha la tête, posant ses lèvres sur ma chair qui devait lui sembler si froide, si morte. Je plongeai les dents dans sa peau ; mon corps se raidit. Son sexe durci s’enfonça dans ma chair, et dans mon ardeur je l’enlevai du sol. Vague après vague, les palpitations de son cœur déferlèrent en moi, tandis qu’arraché à la pesanteur je berçais nos deux corps réunis, tout en dévorant son extase, son plaisir conscient.