« Puis, flageolant, haletant, je me retrouvai les bras vides, la bouche pleine encore du goût de son sang. A quelques pas de moi, il s’appuyait au vampire aux cheveux châtains dont il enserrait la taille de ses bras, et me regardait du même regard paisible que lui, e ses yeux brumeux et affaiblis, car un peu de sa vie s’était écoulée. Je me rappelle m’être avancé sans rien dire, attiré par lui sans pouvoir me contrôler, titillé par ce regard, mis au défi par cette vie encore consciente. Il aurait dû mourir et ne mourrait pas; il allait vivre encore, assumant cette intimité, lui survivant! Je me détournai. Dans l’ombre remuait une armée de vampires porteurs de chandelles qui zébraient et cinglaient l’air froid. Au-dessus, émergeait un grand déploiement de figures tracées à l’encre : le corps endormi d’une femme ravagé par un vautour à face humaine; un homme nu lié à un arbre par les pieds et les mains; près de lui, un torse pendu, dont les bras arrachés étaient attachés à une autre branche, dont la tête aux yeux grands ouverts était embrochée à une pique.
« Le chant revint, faible, éthéré. Lentement, ma faim s’apaisa, m’obéit, mais ma tête m’élançait et les flammes des bougies semblaient se fondre en anneaux polis de lumière. Quelqu’un me toucha soudain, me poussa rudement, à m’en faire presque perdre l’équilibre. Lorsque je me fus rétabli, j’aperçus le visage maigre et anguleux du misérable vampire que j’avais traité de bouffon. Il voulut m’attraper de ses mains blêmes. Mais l’autre, le vampire aux manières distantes, s’interposa vivement pour nous séparer. J’eus l’impression qu’il l’avait frappé. Mais, une fois de plus, je n’avais pu surprendre son geste. Ils étaient tous deux immobiles comme des statues, les yeux dans les yeux, et le temps s’écoula, vague après vague comme les eaux refluant d’une plage tranquille. Je ne saurais dire combien de temps nous restâmes ainsi, tous trois plongés dans cette obscurité, ni combien je fus saisi par leur immobilité, la seule touche de vie provenant des flammes qui tremblotaient derrière eux. Ensuite, je me souviens seulement d’avoir trébuché tout au long du mur, jusqu’à trouver un grand fauteuil de chêne où je m’effondrai presque. J’eus l’impression que Claudia était près de moi et parlait à quelqu’un d’une voix hachée, mais sucrée. Mon front me cuisait, m’élançait.
« — Venez avec moi, dit le vampire châtain.
« Je cherchai son visage pour y lire le mouvement des lèvres qui aurait dû précéder le son, bien que les mots fussent déjà morts depuis bien trop longtemps. Tous trois, nous descendîmes un long escalier de pierre qui s’enfonçait encore sous la ville; Claudia marchait en tête, projetant une ombre longue sur le mur. L’air devint plus froid et se chargea de l’odeur rafraîchissante de l’eau. Les pierres saignaient de gouttelettes que la chandelle du vampire transformait en perles d’or.
« La chambre où nous entrâmes était de petite taille, et un feu y brûlait dans une profonde cheminée creusée dans le mur de pierre. Il y avait un lit à l’autre bout, ajusté dans la roche et enclos de deux grilles en cuivre. Au début, tout m’apparut avec clarté, le long mur de livres près de l’âtre, le bureau de bois qui y était accolé, et le cercueil, de l’autre côté. Mais, très vite, la pièce se mit à osciller, et le vampire aux cheveux châtains posa la main sur mes épaules afin de me guider à un fauteuil de cuir. La chaleur du feu sur mes jambes était intense, mais la sensation m’était bonne, claire et précise, susceptible de m’arracher à cette confusion. Je m’enfonçai dans mon siège, yeux mi-clos, et tentai de voir à nouveau ce qui m’entourait. Le lit, au moins, m’apparut comme une scène et sur les oreillers de lin de ce petit théâtre était étendu le jeune homme de tout à l’heure, avec ses cheveux noirs partagés par le milieu et bouclés sur l’oreille, qui le faisaient maintenant ressembler, dans l’état brumeux et fiévreux où il se trouvait, à l’une de ces créatures androgynes et légères qui peuplent les tableaux de Botticelli. A côté de lui, blottie contre lui et maintenant fermement sa chair rose de sa petite main blanche, gisait Claudia, dont le visage était enfoui dans son cou. L’impérieux vampire à la chevelure châtaine regardait, mains jointes devant lui. Claudia releva la tête et le garçon frémit. Le vampire l’attrapa d’un geste doux, comme il m’arrivait moi-même de la prendre. Elle s’accrocha à son cou, ses yeux mi-clos d’extase, ses lèvres rouges de sang. Il la posa légèrement sur le bureau, et elle s’adossa aux livres reliés de cuir, ses mains tombant gracieusement dans le creux de sa robe couleur de lavande. Les grilles se refermèrent sur le jeune adolescent qui s’endormit, nez dans l’oreiller.
« Quelque chose me troublait dans cette chambre, que je ne parvenais pas à définir. En vérité, je n’arrivais pas à déterminer la cause de mon malaise. Je savais seulement que j’avais été tiré de force, par quelqu’un d’autre ou par moi-même, d’un double état ardent et dévorant : l’hypnose provoquée par les peintures lugubres de la salle de bal, la jouissance de meurtre à laquelle je m’étais abandonné, de manière obscène, devant les yeux des autres.
« J’ignorais quelle était la menace à laquelle mon esprit voulait maintenant échapper. Je regardais Claudia, la façon qu’elle avait de s’appuyer aux livres, de s’asseoir parmi les objets du bureau — le crâne blanc et poli, le bougeoir, le livre de parchemin ouvert dont l’écriture manuscrite brillait à la lumière. Puis, au-dessus d’elle, se précisa la vision d’une peinture vernie et luisante, représentant un diable médiéval, cornu et muni de sabots, dont la figure bestiale dominait un sabbat de sorcières en adoration. La tête de Claudia était juste au-dessous et les boucles folles de ses cheveux l’effleuraient; elle observait le vampire aux yeux bruns d’un regard inquisiteur. J’eus envie de la saisir tout à coup dans mes bras, mais j’imaginai dans ma fièvre, vision horrible, effrayante, qu’elle s’affalait au sol, telle une poupée désarticulée. Je préférai relever les yeux sur le monstrueux visage du diable, plutôt que de contempler plus longtemps son immobilité inquiétante.
« — Le garçon ne se réveillera pas si nous parlons, dit le vampire. Vous venez de si loin, vous avez voyagé si longtemps…
« Mon trouble s’apaisa peu à peu, s’envolant comme l’air frais peut chasser la fumée. J’étais calmement étendu dans mon fauteuil, mes sens bien éveillés, et je le regardais, assis en face de moi. Claudia avait elle aussi les yeux fixés sur lui. Quant à lui, il promenait son regard alternativement sur nous deux, de ses mêmes yeux paisibles, comme si aucun changement n’eût jamais pu affecter son visage lisse.
« — Je m’appelle Armand, dit-il. C’est moi qui ai envoyé Santiago pour vous remettre l’invitation. Je connais vos noms. Soyez les bienvenus chez moi.
« Je rassemblai toute mon énergie pour parler. Le son de ma voix me parut étrange alors que je lui disais à quel point nous avions craint d’être seuls au monde.
« — Mais comment donc êtes-vous venus au monde? demanda-t-il.
« La main de Claudia se leva, en un mouvement presque imperceptible, et ses yeux, mécaniquement, quittèrent ceux du vampire pour se poser sur les miens. J’étais sûr qu’il s’en était rendu compte, mais n’en donna pas le moindre signe. Je devinai tout de suite ce qu’elle voulait me faire comprendre.
« — Vous ne désirez pas répondre, constata Armand d’une voix basse et plus mesurée encore que celle de Claudia, une voix beaucoup moins humaine que la mienne.
« De nouveau, je me sentis pris au charme de sa voix et de ses yeux. Il me fallut un grand effort pour m’y arracher.
« Etes-vous le chef de ce groupe ? lui demandai-je.