« — Non…, répondis-je en secouant la tête. Non…
« — Mais s’il n’y a pas de degrés dans le mal, et si cet état maudit existe, il suffit alors d’un seul péché. N’est-ce pas ce que vous êtes en train de dire? Que Dieu existe et…
« — Je ne sais pas si Dieu existe, dis-je. Pour le peu que j’en sais… il n’existe pas.
« — Alors, aucun péché n’a d’importance. Le mal ne procède pas du péché.
« Ce n’est pas vrai. Car, si Dieu n’existe pas, nous sommes les créatures pourvues du plus haut degré de conscience de tout l’univers. Nous sommes les seuls à comprendre le passage du temps et la valeur de chaque minute de chaque vie humaine. Et ce qui constitue le mal, le véritable mal, c’est de prendre une seule vie humaine. Que l’homme dont nous prenons la vie ait été destiné à mourir le lendemain, ou le surlendemain, à mourir de toute façon…, cela ne compte pas. Parce que, si Dieu n’existe pas, cette vie…, chaque seconde de cette vie…, c’est notre seule richesse.
« Il se renfonça dans son siège, comme si cette dernière observation l’eût arrêté pour le moment. Ses yeux se rétrécirent, puis fixèrent les profondeurs du feu. C’était la première fois depuis qu’il était venu me chercher qu’il se détournait et que je pouvais le regarder sans qu’il m’observe en retour. Il resta longtemps dans cette position. Il m’était presque possible de sentir ses pensées, qui déroulaient leurs volutes dans l’atmosphère comme une fumée tangible. Je ne les lisais pas, voyez-vous, mais je sentais leur puissance. Il semblait environné d’une aura et, malgré son visage très jeune, paraissait infiniment vieux, infiniment sage. C’était, chose indéfinissable, inexplicable, la façon dont ses yeux et les traits juvéniles de son visage exprimaient à la fois innocence, âge et expérience.
« Il se leva et regarda Claudia, mains négligemment nouées derrière son dos. Le silence qu’elle avait gardé pendant tout ce temps m’était bien compréhensible. Ce n’étaient pas ses problèmes, bien que ce vampire la fascinât, qu’il fût l’objet de son attente et qu’elle en eût certainement appris beaucoup tandis qu’il me parlait. Mais, comme ils s’observaient mutuellement, je me fis une nouvelle remarque. Lorsqu’il s’était mis debout, son corps avait obéi de la façon la plus parfaite aux ordres de son cerveau, sans l’embarras des mouvements des humains, de leurs gestes enracinés dans l’habitude, ankylosés par la nécessité, le rituel, la pusillanimité de leur esprit, et à présent l’immobilité qu’il affectait n’était pas de ce monde. Claudia se tenait de même. Ils se regardaient l’un l’autre en témoignant d’une compréhension surnaturelle dont j’étais tout bonnement exclu.
« Pour eux j’étais une vibration, un tourbillon perpétuel, ce qu’étaient pour moi les mortels. Quand il se tourna de nouveau vers moi, je sus qu’il avait compris qu’elle ne partageait pas ma conception du mal.
« Il reprit la parole sans le moindre avertissement.
« — C’est le seul véritable mal…, dit-il aux flammes.
« — Oui, répondis-je, sentant que ce sujet dévorant allait de nouveau anéantir toute autre préoccupation.
« — C’est vrai…, ajouta-t-il comme pour me blesser davantage encore, m’enfoncer dans ma tristesse, dans mon désespoir.
« — Alors, Dieu n’existe pas… Vous n’avez pas la moindre connaissance de son existence?
« — Non.
« — Pas la moindre connaissance de son existence! répétai-je.
« Je n’avais pas honte de ma trop grande simplicité, ni de la qualité trop humaine de ma douleur.
« — Pas la moindre.
« — Aucun vampire ici n’a eu de rapport avec Dieu ou avec le diable?
« — Aucun vampire que j’aie jamais connu, fit-il, songeur, le feu dansant dans ses yeux. Et pour autant que je sache aujourd’hui, au bout de quatre cents ans, je suis le plus vieux vampire vivant dans ce monde.
« Je le regardai, ébahi.
« Puis le monde commença de sombrer. C’était ce que j’avais toujours craint. La situation était sans espoir. Les choses allaient continuer comme avant, et cela pour l’éternité. Ma quête était finie. Brisé, je m’enfonçai dans mon fauteuil et regardai les flammes qui léchaient l’âtre.
« Il était vain de le laisser continuer, vain de parcourir le monde dans le seul but d’entendre la même histoire.
« — Quatre cents ans — je crois que je répétai ces mots — quatre cents ans…
« Je me souviens d’avoir gardé longtemps les yeux fixés sur le feu. Il y avait une bûche qui s’effondrait très lentement dans les flammes, en un mouvement imperceptible qui prendrait toute la nuit, une bûche piquée de petits trous d’où quelque substance avait transpiré et s’était vite enflammée, entretenant dans chacun des pores une petite flamme qui dansait parmi les plus grandes. Et toutes ces petites flammes, avec leurs bouches noires, ressemblaient à de petits visages grimaçant comme un chœur, un chœur qui chantait en silence. Le chœur n’avait pas besoin de musique; d’un seul souffle dans le feu, d’un seul souffle ininterrompu, il chantait sa chanson silencieuse.
« Tout à coup, dans un fort froissement d’étoffe, avec un enveloppement d’ombres craquantes et de lumière, Armand fut à mes pieds, agenouillé, tenant ma tête dans ses mains tendues, yeux brûlants.
« — Votre concept du mal provient de votre déception, de votre amertume! Ne voyez-vous pas cela? Enfants de Satan! Enfants de Dieu! Est-ce la seule question que vous m’apportiez? Etes-vous à ce point obsédé que vous vous croyiez obligé de faire de nous des dieux ou des démons, si le seul pouvoir qui soit n’existe qu’en nous-mêmes? Comment pouvez-vous croire à ces vieux mensonges fantastiques, à ces mythes, à ces symboles du surnaturel?
« Il arracha le portrait du diable du mur, par-dessus Claudia toujours immobile, d’un geste si vif que je ne pus le saisir. J’entrevis le regard ricanant du diable devant mes yeux, puis la toile crépita dans les flammes.
« Ses paroles avaient brisé une barrière en moi, une digue qui, en cédant, avait libéré un torrent de sentiments qui excitaient chaque muscle de mes membres. Je me levai brusquement et m’écartai de lui.
« — Etes-vous fou? demandai-je, stupéfait de la colère et du désespoir qui m’envahissaient. Nous sommes là tous les deux, immortels, sans âge; toutes les nuits nous nourrissons notre immortalité de sang humain; là, sur votre bureau, appuyée au savoir des siècles, est assise une enfant aussi démoniaque dans sa perfection que nous-mêmes; et vous me demandez comment je peux croire qu’il est possible de trouver une signification au surnaturel! Je vous le dis, après avoir vu ce que je suis devenu, je suis bien capable de croire à n’importe quoi! Pas vous? Et, dans ces conditions, je peux également accepter la vérité la plus fantastique de toutes les vérités : que tout cela n’ait aucun sens!
« Je reculai vers la porte, pour le fuir. L’air abasourdi, il leva les mains à hauteur de ses lèvres, enfonçant dans la chair de sa paume ses doigts recourbés comme une griffe.
« — Non! Revenez…, souffla-t-il.
« — Non, pas maintenant. Laissez-moi aller. Juste un moment…, laissez-moi aller… Il n’y a rien de changé; tout est comme avant. Laissez-moi me pencher de cette idée…, laissez-moi partir.
« Je jetai un regard en arrière avant de refermer la porte. Claudia avait tourné son visage vers moi, quoique toujours assise dans la même position, mains refermées sur ses genoux. Alors, pour m’inviter à m’en aller, elle eut un geste aussi subtil que son sourire teinté d’une tristesse imperceptible.
« J’eus envie de m’échapper complètement du théâtre, de sortir dans les rues de Paris et d’y errer, pour permettre aux chocs accumulés de s’effacer peu à peu. Mais, tandis que je tâtonnais encore au long des parois de pierre du couloir souterrain, le désarroi m’envahit. Peut-être étais-je incapable d’exercer ma propre volonté. Plus que jamais, il me sembla absurde que Lestat ait dû mourir — s’il était vraiment mort — et, ramenant mon regard sur le passé, comme je le faisais si souvent, il m’apparut sous un jour plus agréable qu’avant. Comme nous, c’était une créature égarée. Il ne cherchait pas jalousement à conserver un quelconque savoir qu’il eût été effrayé de partager. Il ne savait rien. Il n’y avait rien à savoir.