« Je l’avais cru pour de mauvaises raisons, c’était certain. Mais je n’avais pas encore tout saisi. Il y avait autre chose. L’esprit confus, je finis par m’asseoir sur les marches sombres, submergé de lassitude, la tête dans la main. Les lumières de la salle de bal projetaient mon ombre sur le sol grossier. Mon esprit me disait : « Dors! » mais plus profondément il me disait aussi : « Rêve! » Je ne me remettais pas en marche vers l’hôtel Saint-Gabriel, qui me paraissait pourtant maintenant le plus sûr, le plus subtil de tous les refuges, le lieu délicat où le luxe des mortels apportait la consolation, l’endroit où l’on pouvait s’étendre dans un fauteuil de velours puce, poser le pied sur une ottomane et regarder le feu lécher le marbre de la cheminée, ne voyant dans les hauts miroirs que le reflet d’un humain pensif. Enfuis-toi, pensai-je, fuis tout ce qui t’attire. Mais la même pensée me hantait sans cesse : c’est injustement que j’ai fait du mal à Lestat, j’ai eu tort de le haïr. J’allai jusqu’à murmurer ces mots, pour tenter de les extraire de la mare sombre et indistincte de mon esprit, et le bruit de ma voix grinça contre la voûte de pierre de l’escalier.
« C’est alors qu’une voix me parvint, portée par l’air, douce, trop faible pour l’oreille d’un mortel :
« — Comment cela? Quel mal lui avez-vous fait?
« Je me retournai si brusquement que j’en perdis le souffle. Il y avait un vampire assis derrière moi, si près de moi que le bout de ses bottes frôlait mon épaule. Il serrait entre ses mains nouées ses jambes repliées. Je crus un instant que mes yeux me trompaient ; c’était mon adversaire de la veille, le vampire qu’Armand avait appelé Santiago.
« Cependant, rien dans ses manières ne reflétait la personnalité démoniaque et haïssable qu’il m’avait révélée quelques heures seulement auparavant, lorsque Armand l’avait empêché de me frapper. Il me regardait par-dessus ses genoux pliés, chevelure en désordre, ouvrant mollement une bouche sans malice.
« — Cela n’a d’intérêt pour personne d’autre que moi, lui dis-je, ma frayeur s’apaisant.
« — Mais vous avez dit un nom; je vous ai entendu dire un nom, reprit-il.
« — Un nom que je ne veux pas répéter, répondis-je, me détournant.
« Je comprenais maintenant comment il avait pu se jouer de mon attention, pourquoi je n’avais pu surprendre son ombre : il s’était blotti dans la mienne. Cela me dérangeait un peu de l’imaginer glissant sans bruit sur l’escalier de pierre pour venir s’asseoir derrière moi. Tout ce qui le concernait d’ailleurs me dérangeait, et je me rappelai de ne lui faire en aucun cas confiance. Armand, malgré son pouvoir hypnotique, cherchait d’une certaine façon à donner de lui l’image la plus véridique : il n’avait pas eu besoin de parler pour m’arracher à mon éblouissement. Mais ce vampire-ci était un menteur, dont émanait une puissance brute et crue qui égalait presque le pouvoir d’Armand.
« — Vous êtes venus jusqu’à Paris à notre recherche, et tout ce que vous faites, c’est de vous asseoir tout seul sur les marches…, dit-il sur un ton conciliant. Pourquoi ne montez-vous pas nous rejoindre? Pourquoi ne venez-vous pas nous parler, nous parler de cette personne dont vous avez prononcé le nom? Je sais qui c’était, je connais ce nom.
« — Vous ne le connaissez pas, c’est impossible. C’était un mortel, répliquai-je, plus par instinct que par conviction.
« Cela me troublait de penser à Lestat, et de penser que cette créature puisse avoir connaissance de sa mort.
« — C’est pour vous soucier de mortels que vous êtes venus vous asseoir ici ? demanda-t-il — mais il n’y avait ni reproche ni moquerie dans le ton de sa voix.
« — Sans vouloir vous offenser, je suis venu ici pour être seul. C’est un fait, murmurai-je.
« — Mais dans quel état d’esprit… Vous n’avez même pas entendu mes pas… Vous me plaisez. Je voudrais que vous montiez.
« Et, tout en parlant, il me remit lentement sur mes pieds.
« A ce moment, la porte de la cellule d’Armand projeta un long rayon de lumière sur le passage. Je l’entendis venir, et Santiago me lâcha. Armand apparut au bas des marches, tenant Claudia dans ses bras. Il y avait sur son visage le même air morne qu’elle avait eu durant toute ma conversation avec Armand. Elle avait l’air profondément absorbée par le courant de ses propres pensées, sans rien voir de ce qui l’entourait. Je l’arrachai vivement aux bras d’Armand, et sentis contre moi ses membres tendres, comme lorsque nous étions tous deux dans notre cercueil, au moment de succomber à la paralysie du sommeil.
« Alors, d’un mouvement puissant du bras, Armand repoussa Santiago. J’eus l’impression qu’il était tombé à la renverse, puis ne s’était relevé que pour se faire tirer par Armand jusqu’en haut de l’escalier. Tout cela s’était produit si vite que je n’avais perçu qu’un brouillard de vêtements et un raclement de bottes. Armand était tout seul au haut des marches; je le rejoignis.
« — Vous ne pouvez pas quitter le théâtre en toute sécurité ce soir, me chuchota-t-il. Il conçoit des soupçons à votre égard. Et, comme je vous ai amené ici, il pense qu’il est en droit de vous connaître mieux. Notre sécurité en dépend.
« Il me mena lentement vers la salle de bal. Mais, ce faisant, il se tourna vers moi et me dit à l’oreille :
« — Je dois vous mettre en garde. Ne répondez à aucune question. Interrogez, et la vérité éclora, bouton après bouton. Mais ne livrez rien de vous-même, rien, surtout rien qui concerne vos origines.
« Il s’écarta de nous, mais nous fit signe de le suivre dans la pénombre vers l’endroit où les autres s’étaient assemblés, tel un groupe lointain de statues de marbre, dont mains et visages n’étaient que trop semblables aux nôtres. Je sentis fortement à cet instant à quel point nous étions tous faits de la même substance — pensée qui ne m’était qu’occasionnellement venue à l’esprit durant toutes ces longues années de La Nouvelle-Orléans. Pensée désagréable aussi, surtout lorsque je vis quelques-uns d’entre eux se refléter dans les longs miroirs qui brisaient la masse dense des épouvantables fresques.
« Claudia parut s’éveiller au moment où, ayant découvert un fauteuil de chêne sculpté, je m’y installais. Elle se pencha vers moi et me dit quelque chose d’étrangement incohérent, mais qui semblait signifier que je devais obéir au conseil d’Armand : ne rien dévoiler de nos origines. J’eus envie de parler avec elle davantage, mais me tus en apercevant le grand vampire nommé Santiago qui nous observait, ses yeux allant lentement de nous deux à Armand. Plusieurs femmes vampires s’étaient groupées autour d’Armand et, lorsque je les vis enserrer sa taille de leurs bras, je sentis un tumulte de sentiments m’envahir. Et ce qui me remplit d’épouvante en regardant ce spectacle, ce ne fut ni leurs formes exquises, ni leurs traits délicats, ni les mains gracieuses que leur nature vampirique avait rendues dures comme le verre; ce ne fut pas leurs yeux ensorcelants qui, dans le silence soudain, se fixèrent sur moi — ce qui m’emplit d’épouvante, ce fut la violence de ma jalousie. Je fus consterné de les voir si près de lui, effrayé de le voir les embrasser tour à tour. Lorsqu’il les fit approcher de moi, j’étais troublé et peu sûr de moi-même.