« Les noms que je me rappelle sont ceux d’Estelle et de Céleste, créatures à la beauté de porcelaine qui caressèrent Claudia avec la liberté qu’ont les aveugles, faisant courir leurs mains sur sa chevelure radieuse, sur ses lèvres même, ce qu’elle toléra, les yeux toujours brumeux et lointains, partageant avec moi seul la vérité qu’elles semblaient incapables de saisir : à savoir qu’une âme de femme aussi achevée et acérée que la leur habitait ce corps d’enfant. Je l’observai. Elle se tourna vers ses admiratrices, leur présenta ses jupes couleur lavande et sourit froidement en réponse à leurs regards d’adoration. Je me demandai combien de fois moi aussi je lui avais parlé comme à une enfant, je l’avais caressée trop librement, prise dans mes bras avec l’abandon d’un adulte. Je sentis mon esprit vagabonder : souvenir de la nuit précédente, souvenir déjà vieux d’un siècle, de Claudia s’exprimant avec tant de rancœur à propos de l’amour; échos du choc provoqué par les révélations d’Armand, ou plutôt par le fait qu’il n’en avait point à faire; calme imprégnation de la présence des vampires qui m’environnaient, qui chuchotaient dans les ténèbres sous les fresques baroques. Car j’apprenais beaucoup sans même poser de question; la vie de vampire à Paris était bien ce que je craignais, ce que la petite représentation dans le théâtre du dessus avait indiqué.
« Les lumières tamisées étaient de rigueur dans le domaine souterrain. On y appréciait l’art. Presque chaque nuit s’ajoutait aux collections une nouvelle toile ou une nouvelle gravure d’un artiste contemporain, que l’un des vampires rapportait. Céleste, sa main froide sur mon bras, parlait avec mépris de ces artistes aux inspirations macabres. Estelle, qui tenait maintenant Claudia sur son sein, mettait l’accent à mon profit — moi, le colonial naïf — sur le fait que ce n’étaient pas les vampires qui étaient les auteurs de ces horreurs mais qu’ils se contentaient de les collectionner, en témoignage incessant de ce que les hommes étaient capables de beaucoup plus d’invention dans le mal que les vampires.
« — Il y a quelque chose de mal à faire de pareilles peintures? demanda doucement Claudia de sa voix sans timbre.
« Céleste rejeta en arrière ses boucles noires et rit.
« — Ce que l’on peut imaginer, on peut le faire, répondit-elle vivement — mais ses yeux reflétaient une certaine hostilité contenue. Bien sûr, nous nous efforçons de rivaliser avec les hommes en meurtres en tous genres, n’est-ce pas?
« Elle se pencha pour toucher Claudia au genou. Mais Claudia se tut, se contentant de la regarder rire nerveusement et continuer son discours. Santiago s’approcha, pour amener la conversation sur le sujet de nos chambres de l’hôtel Saint-Gabriel. « Terriblement dangereux », dit-il, accompagnant ses mots d’un geste théâtralement exagéré. Il montra une connaissance stupéfiante de notre suite. Il connaissait le coffre où nous dormions; cela l’avait frappé et lui semblait vulgaire.
« — Rejoignez-nous, me dit-il avec cette simplicité presque enfantine qu’il avait déjà montrée, un peu plus tôt, sur les marches. Venez vivre avec nous, et vous n’aurez plus à vous dissimuler. Nous avons notre garde. Et dites-moi donc, d’où venez-vous? (Il tomba sur ses genoux et posa la main sur le bras de mon fauteuil.) Votre voix. je connais cet accent ; parlez encore.
« Je fus vaguement horrifié à l’idée d’avoir un accent en français, mais ce n’était pas ma préoccupation immédiate. Il était plein de détermination, et je sentais son caractère possessif qui commençait de m’envahir. Les vampires qui nous entouraient avaient continué de parler dans l’entre-temps; Estelle expliquait que le noir était la couleur qui convenait aux vêtements des vampires et que la robe pastel de Claudia était jolie, mais de mauvais goût.
« — Nous nous fondons dans la nuit, disait-elle. Notre éclat est celui des funérailles.
« Puis, approchant sa joue de celle de Claudia, elle rit pour adoucir sa critique. Céleste rit aussi, et Santiago, et la salle entière parut s’animer d’un rire au tintement surnaturel, de voix d’un autre monde dont les échos rebondissaient contre les parois peintes, ridaient les pâles flammes des chandelles.
« — Ah! mais il faut cacher ces boucles! Dit Céleste, qui jouait maintenant avec les cheveux d’or de Claudia.
« Une évidence me sauta aux yeux : ils avaient tous teint leurs cheveux en noir, à l’exception d’Armand. C’était cela, ajouté à leurs vêtements noirs, qui contribuait à donner l’impression désagréable que nous étions des statues nées des mêmes ciseaux et du même pinceau. Cette impression m’était réellement déplaisante et remuait quelque chose au plus profond de moi, dont je n’arrivais pas à définir la nature.
« Je me levai inconsciemment pour m’éloigner d’eux, traversant la pièce jusqu’à l’un des miroirs étroits où je voyais leur reflet par-dessus mon épaule. Claudia brillait comme un joyau en leur milieu; le jeune mortel qui dormait en bas aurait brillé de même. Je commençai à comprendre que je les trouvais horriblement sinistres : sinistre, sinistre était tout ce que rencontrait mon regard, sinistre la similitude de leurs yeux étincelants de vampire, sinistre leur esprit semblable au cuivre sinistre du son d’une cloche.
« Seul le savoir dont je ressentais le besoin pouvait me distraire de ces pensées.
« — Les vampires de l’Europe de l’Est…, était en train de dire Claudia, ces créatures monstrueuses, qu’ont-elles à voir avec nous?
« — Des revenants, répondit Armand à voix basse malgré la distance qui les séparait, comptant sur l’infaillibilité des oreilles surnaturelles à saisir ce qui n’était guère plus qu’un murmure étouffé.
« Le silence se fit dans la salle.
« — Leur sang est différent, abject. Ils se multiplient comme nous le faisons, mais sans adresse et sans prudence. Autrefois…
« Il se tut brusquement. Je pouvais voir son visage se refléter dans le miroir. Il était étrangement rigide.
« — Oh! oui, parle-nous d’autrefois! dit Céleste sur un ton perçant, dans le registre d’une voix humaine, où transparaissait quelque agressivité.
« Et voici que Santiago renchérissait, harcelait Armand à son tour :
« — Oui, parle-nous des anciens sabbats, des herbes qui nous rendaient invisibles… (Il sourit.) Et des bûchers!
« Armand fixa Claudia de son regard.
« — Prends garde à ces monstres, dit-il, tandis que ses yeux, d’un mouvement calculé, passaient sur Santiago puis sur Céleste. Ils vous attaquent comme si vous n’étiez que des humains.
« Céleste frissonna, marmonna quelque chose d’un ton de dédain, comme une aristocrate aurait pu parler de cousins vulgaires portant par malheur le même nom qu’elle. Cependant, c’était Claudia que j’observais, car ses yeux semblaient toujours recouverts d’un voile. Elle se détourna soudainement d’Armand.
« Les voix des autres vampires firent de nouveau résonner la salle, des voix affectées de soirée mondaine. Ils s’entretenaient des meurtres de la nuit, décrivaient leurs rencontres sans un soupçon d’émotion. De temps à autre éclataient des défis en matière de cruauté, tels des éclairs blancs. On avait acculé dans un coin un mince et grand vampire parce qu’il avait trop tendance à romantiser inutilement la vie des mortels, manquait d’entrain, refusait les occasions de se divertir qui se présentaient à lui. Il était d’une nature simple, prompt à hausser les épaules, lent à la parole et tombait pour de longues périodes dans un silence hébété, comme si, presque étouffé de sang, il serait aussi bien allé se recoucher dans son cercueil plutôt que de rester là. Mais il restait pourtant, retenu par la pression de ce groupe surnaturel qui avait fait de l’immortalité un club de conformistes. Comment Lestat aurait-il trouvé cela? Était-il venu ici? Qu’est-ce qui avait causé son départ? Personne n’avait jamais commandé à Lestat — il était le maître de son petit cercle; comme ils auraient loué son caractère inventif, sa façon de jour au chat et à la souris avec ses victimes! Gâcher… Ce mot, cette notion, qui avait été si précieux pour moi lorsque j’étais encore un vampire novice, ce mot était sans cesse répété. Vous avez « gâché » l’occasion de tuer cet enfant, cher ami. Chère amie, vous avez « gâché » l’occasion de terrifier cette pauvre femme, ou de mener cet homme à la folie, il aurait suffi de quelques tours de prestidigitation…