— Euh!… nous rentrâmes à La Nouvelle-Orléans en toute hâte. Lestat avait installé son cercueil dans une chambre misérable proche des remparts.
— Et vous vous êtes couché dans son cercueil?
— Je n’avais pas le choix. Je suppliai Lestat de me permettre de rester dans le cabinet, mais il rit, d’un air étonné.
« — Ne savez-vous donc pas ce que vous êtes, maintenant? me demanda-t-il.
« — Mais y a-t-il une raison magique? Est-il nécessaire que ce soit un cercueil? essayai-je de discuter.
« Cela ne fit qu’entraîner un nouvel éclat de rire. Je ne pouvais me faire à cette idée; cependant, tout en parlant, je m’aperçus que je n’avais pas vraiment peur. C’était une étrange constatation. Toute ma vie, j’avais craint les lieux clos. Né et élevé dans des maisons à la française, plafonds hauts et fenêtres ouvertes jusqu’au sol, j’avais la hantise d’être enfermé. Je me sentais mal à l’aise même dans le confessionnal. C’était une crainte assez normale. Et maintenant, tout en protestant auprès de Lestat, je me rendais compte que cette peur m’avait quitté. Ce n’était qu’un souvenir, auquel je m’accrochais par habitude et parce que je ne pouvais parvenir à reconnaitre la liberté merveilleuse qui était mienne maintenant.
« — Vous ne vous comportez pas bien, finit par dire Lestat. Et c’est presque le lever du jour. Je devrais vous laisser mourir. Car vous mourriez, savez-vous? Le soleil détruirait dans chacune de vos veines, dans chaque parcelle de votre chair, le sang dont je vous ai fait présent. Vous ne devriez absolument pas avoir peur. J’ai l’impression que vous êtes comme un homme qui a perdu un bras ou une jambe, et qui prétend qu’il a toujours mal à son membre disparu.
« Ce fut là la chose la plus intelligente et la plus utile que Lestat ait jamais dite en ma présence, et cela me détermina aussitôt à surmonter mes répugnances.
« — Bon, je vais maintenant me coucher dans mon cercueil, me dit-il de son ton le plus dédaigneux, et vous vous y allongerez sur moi, si vous avez compris ou est votre bien.
« Je m’exécutai. Je m’étendis à plat ventre sur lui, complètement désorienté de n’avoir pas peur, mais dégoûté de ce contact si intime, en dépit de la fascinante beauté de Lestat. Il rabattit le couvercle. Je lui demandai alors si j’étais totalement mort — je ressentais encore des démangeaisons et des picotements dans tout le corps.
« — Non, vous ne l’êtes pas encore, me répondit-il. Quand vous le serez, vous entendrez et vous verrez le changement, et ne sentirez plus rien. Vous devriez être mort dès ce soir. Dormez maintenant.
— Avait-il dit vrai? Étiez-vous… mort à votre réveil ?
— Oui, ou plutôt… changé. Car, de toute évidence, je suis vivant. Mon corps était mort. Il lui fallut quelque temps pour se débarrasser complètement des liquides et des substances dont il n’avait plus besoin, mais il était mort. Et ma prise de conscience de la mort de mon corps conduisit une nouvelle étape de mon divorce progressif d’avec les émotions humaines. La première chose qui me devint apparente, alors même que nous chargions ce soir-là le cercueil dans un corbillard et que nous en volions un autre à la morgue, ce fut que je n’aimais pas du tout Lestat. J’étais encore loin d’être son égal, mais j’étais maintenant infiniment plus proche de lui qu’avant la mort de mon corps. Il m’est difficile de m’expliquer plus clairement, pour la raison évidente que vous êtes actuellement comme j’étais avant que mon corps ne meure. Vous ne pouvez pas comprendre. Mais, avant ma métamorphose, la rencontre de Lestat avait été pour moi l’expérience la plus bouleversante que j’eusse jamais connue. Votre cigarette n’est plus qu’un long tube de cendres.
— Oh! (Le jeune homme écrasa rapidement le filtre sur le verre du cendrier.) Vous voulez dire que, lorsqu’il n’y eut plus ce fossé entre vous, il perdit son… attrait? demanda-t-il, tandis que ses yeux revenaient se fixer sur le vampire et que ses mains faisaient surgir une nouvelle cigarette, qu’il alluma cette fois sans difficulté.
— Oui, c’est exact, parut content de répondre le vampire. Le voyage de retour à la Pointe du Lac fut terrifiant, et le bavardage incessant de Lestat était tellement éprouvant, tellement écœurant… Bien sûr, comme je le disais, j’étais loin d’être son égal. Il me fallait me battre avec mes membres amputés… Pour continuer d’user de cette métaphore. Cela, je l’appris dès cette nuit-là, la nuit de mon premier meurtre.
Soudain, le vampire étendit un bras au travers de la table pour épousseter délicatement un peu de cendre qui s’était accrochée au revers du jeune homme, lequel suivit son geste avec appréhension.
— Excusez-moi, dit le vampire. Je n’avais pas l’intention de vous effrayer.
— C’est moi qui m’excuse, corrigea le jeune homme. J’ai eu tout à coup l’impression que votre bras était… d’une longueur anormale. Pour pouvoir m’atteindre de si loin sans bouger!
— Non, dit le vampire en reposant ses mains sur ses genoux croisés. C’est seulement que je me suis approché d’un mouvement si rapide que vous ne l’avez pas vu. C’était une illusion.
— Vous vous êtes approché? Mais non! Vous êtes resté assis comme vous l’êtes maintenant, appuyé au dossier de votre chaise!
— Non, répéta d’un ton ferme le vampire. Je me suis bien approché, comme je viens de vous le dire. Tenez, je recommence.
Il refit son geste, que le jeune homme observa avec le même mélange de trouble et de crainte.
— Vous n’avez rien vu, cette fois non plus, dit le vampire. Mais maintenant, si vous regardez mon bras étendu, vous pouvez constater qu’il n’est en rien d’une longueur remarquable.
Il tendit le bras, l’index pointé vers le ciel, comme un ange énonçant la Parole divine.
— Vous venez de faire l’expérience de la différence fondamentale qui existe entre nos deux façons de percevoir. Mon geste m’a semblé lent et quelque peu nonchalant. Et j’ai entendu le bruit qu’a fait mon doigt en époussetant votre veste de manière tout à fait distincte. Je vous assure que je ne voulais pas vous effrayer, mais vous pouvez peut-être ainsi vous rendre compte que mon retour à La Pointe du Lac fut un festival d’expériences nouvelles. Le seul balancement d’une branche d’arbre dans le vent était un ravissement.
— Oui, fit le jeune homme, toujours sous le choc.
Le vampire l’observa un moment puis reprit :
— Je vous parlais de…
— De votre premier meurtre.
— Oui. Je dois commencer par vous dire, cependant, que la plantation était sens dessus dessous. On avait découvert le corps du surveillant et le vieillard aveugle installé dans la chambre principale, dont personne n’avait pu expliquer la présence. Personne non plus n’avait réussi à me trouver à La Nouvelle-Orléans. Ma sœur avait alerté la police, et plusieurs de ses représentants m’attendaient à la Pointe du Lac. Il faisait déjà complètement nuit, bien sûr, et Lestat expliqua rapidement que je ne devais pas me faire voir des gendarmes, même sous la plus faible lumière, surtout dans l’état particulier où se trouvait présentement mon corps. Je leur parlai donc dans l’avenue bordée de chênes qui passait devant la maison, ignorant leur demande de se rendre à l’intérieur. J’expliquai que j’étais venu à la Pointe du Lac la nuit précédente et que le vieil homme était mon hôte. Quant au surveillant, je ne l’avais pas vu et j’en avais conclu qu’il était parti à La Nouvelle-Orléans pour quelque affaire.
« Ce problème réglé — le détachement dont je savais désormais faire preuve m’ayant été d’un secours admirable -, je dus m’attaquer à celui de la plantation elle-même. La plus parfaite confusion régnait parmi mes esclaves, qui de toute la journée n’avaient accompli aucun travail. Nous avions une vaste installation pour la fabrication de la teinture d’indigo, où le rôle du surveillant était de la plus grande importance. Mais j’avais plusieurs esclaves très intelligents qui auraient pu depuis longtemps faire son travail, si j’avais accepté de reconnaître leurs capacités et si je n’avais craint leur aspect et leurs manières d’Africains. Je les considérais maintenant d’un esprit plus clair, et leur confiai la marche des affaires. Au meilleur d’entre eux, je promis la maison du surveillant. Puis je ramenai des champs deux jeunes femmes et les installai à la maison pour qu’elles s’occupent du père de Lestat, en les prévenant que je désirais le maximum de discrétion et leur affirmant qu’elles seraient récompensées non seulement pour la façon dont elles s’acquitteraient de leur service, mais aussi si elles savaient préserver notre solitude à Lestat et à moi-même. Je n’avais pas envisagé, à ce moment, que les esclaves seraient les premiers, et éventuellement les seuls, à jamais soupçonner que Lestat et moi n’étions pas des créatures ordinaires. J’avais oublié que leur expérience du surnaturel était bien plus grande que celle des hommes blancs. Ma propre inexpérience me les faisait considérer comme des sauvages puérils à peine domestiqués par l’esclavage. C’était une grave erreur. Mais j’en reviens à mon histoire. J’allais vous parler de mon premier meurtre. Lestat le bâcla avec son manque de bon sens caractéristique.