« — Sais-tu ce qu’il m’a dit et redit, sans même proférer une parole ; sais-tu dans quelle transe il m’a plongée, au point que je ne pouvais détacher mes yeux de lui, qu’il m’attirait à lui comme s’il avait harponné mon cœur?
« — Ainsi, tu l’as ressenti…, soufflai-je. C’était donc la même chose pour toi…
« — Il m’a rendue impuissante! dit-elle.
« Je la revis assise sur le bureau, appuyée contre les livres, son cou mou, ses mains mortes.
« — Mais que me disais-tu? Qu’il t’a parlé, qu’il t’a…
« — Sans dire un mot!
« Les lumières des lampes à gaz s’affaiblissaient; les flammes des bougies étaient tellement immobiles qu’elles en paraissaient solides. La pluie giflait les vitres.
« Sais-tu ce qu’il a dit?… Il a dit que je devais mourir! chuchota-t-elle. Que je devais te laisser aller.
« Je secouai la tête, et pourtant dans mon cœur monstrueux je sentis une bouffée d’excitation. Devant ses yeux, il y avait un voile vitreux et argenté.
« — Il aspire la vie qui est en moi, reprit-elle, ses lèvres adorables agitées d’un tremblement insupportable.
« Je la tenais toute serrée contre moi, mais les larmes continuaient d’embuer ses yeux.
« — Il aspire la vie de ce garçon qui est son esclave, il aspire la vie de moi dont il voudrait faire son esclave. Il t’aime. Il t’aime. Il voudrait te posséder, et ne veut pas que j’obstrue le passage.
« — Tu ne le comprends pas! rétorquai-je en l’embrassant.
« J’aurais voulu l’ensevelir de baisers, répandre sur ses lèvres, ses joues, une pluie de baisers.
« — Je ne le comprends que trop bien, murmura-t-elle à mes lèvres, alors même que je l’embrassais. C’est toi qui ne le comprends pas. L’amour t’a aveuglé; tu es fasciné par son savoir, son pouvoir. Si tu savais comment il boit la mort, tu le haïrais plus encore que tu n’as jamais haï Lestat. Louis, tu ne dois jamais retourner près de lui. Je te le dis, je suis en danger!
— Tôt dans la soirée, le lendemain, je la laissai, convaincu que seul Armand parmi tous les vampires du théâtre était digne de confiance. Elle me laissa aller avec réticence, et je fus profondément troublé par l’expression de son regard. La faiblesse était chose inconnue d’elle, et pourtant je lisais en elle de la peur et une sorte d’abattement. Je me dépêchai, et attendis devant le théâtre que le dernier spectateur soit parti et que les portiers commencent à fermer les verrous.
« Je ne sais pas exactement pour qui ils me prirent… Pour l’un des acteurs, qui n’avait pas ôté son maquillage? Cela n’avait pas d’importance. Ce qui importait, c’était qu’ils me laissent entrer. Je passai, traversai la salle de bal sans me faire arrêter par les quelques vampires qui s’y trouvaient, pour enfin me retrouver devant la porte ouverte d’Armand. Il m’aperçut aussitôt, ayant sans aucun doute entendu mes pas depuis longtemps, me souhaita la bienvenue et m’invita à m’asseoir. Il s’occupait de son jeune humain, qui était attablé au bureau devant un plat d’argent chargé de viandes et de poisson. Près de lui il y avait une carafe de vin blanc, et malgré sa fièvre et sa faiblesse, conséquence de la nuit passée, son teint était rose; sa chaleur et son parfum étaient pour moi une torture. Non pas pour Armand, apparemment, qui, assis dans le fauteuil de cuir près du feu, en face de moi, contemplait le jeune homme, bras croisés sur les accoudoirs. Le garçon remplit son verre et l’éleva en un salut.
« — A mon maître, dit-il en souriant, ses yeux étincelants posés sur moi.
« Mais le toast était destiné à Armand.
« — Ton esclave…, murmura Armand dans un souffle profond et passionné.
« Il regarda le jeune humain boire à larges gorgées. Je le voyais savourer du regard les lèvres humides, la chair mobile de la gorge qui palpitait au passage du vin. Puis le jeune homme prit un morceau de viande blanche, répéta son salut et le mangea lentement, regard fixé sur Armand. Il semblait qu’Armand se régalât aussi de ce festin, bût cette part de la vie qu’il ne pouvait désormais apprécier que de son seul regard. Et, pour égaré qu’il parût, cet abandon était calculé : ce n’était pas ma torture d’autrefois, lorsque devant les fenêtres de Babette je languissais pour sa vie de mortelle.
« Quand le jeune homme eut terminé, il s’agenouilla, bras noués autour du cou d’Armand, comme s’il savourait vraiment le contact de cette chair glacée. Cela me rappela la première nuit où Lestat vint à moi, la façon dont ses yeux semblaient brûler, dont luisait son visage blanc. Vous devez avoir en ce moment la même impression en face de moi.
« La scène prit fin. Le garçon alla se coucher, et Armand referma sur lui les grilles de cuivre. Quelques minutes après, alourdi par son repas, il somnolait, et Armand s’assit en face de moi. Ses beaux yeux larges étaient calmes et présentaient toutes les apparences de l’innocence. Quand je sentis qu’ils m’attiraient à lui, je baissai les miens et regardai l’âtre, souhaitant trouver un feu là où il n’y avait que cendres.
« — Vous m’avez recommandé de ne rien dire de mes origines, pourquoi? demandai-je, relevant les yeux sur lui.
« Il parut se rendre compte de ma retenue, sans s’en offenser, et me considéra d’un air légèrement interrogatif. Mais je me sentais faible, trop faible pour un interrogatoire, et me détournai de nouveau.
« — Avez-vous tué le vampire qui vous a fait? Est-ce la raison pour laquelle vous êtes ici sans lui, pour laquelle vous ne voulez pas dire son nom ? C’est ce que pense Santiago.
« — Et si c’était vrai, ou si nous ne parvenions pas à vous convaincre du contraire, vous essaieriez de nous détruire? demandai-je.
« — Je n’essaierais rien moi-même, répondit-il avec calme. Mais, comme je vous l’ai déjà dit, je ne suis pas ici le chef, dans le sens où vous l’entendiez dans votre question.
« — Ils vous prennent cependant pour leur chef, n’est-ce pas? Et Santiago, par deux fois, vous l’avez empêché de m’attaquer!
« — Je suis plus puissant que Santiago, plus vieux. Santiago est plus jeune que vous, dit-il d’une voix simple, dépourvue de toute trace d’orgueil.
« Il ne faisait qu’énoncer des faits.
« — Nous ne voulons pas de querelle avec vous.
« — Elle a déjà commencé, répondit-il. Mais pas avec moi. Avec ceux d’en haut.
« — Mais quelle raison a-t-il de nous soupçonner?
« Armand semblait pensif maintenant; ses yeux étaient baissés, son menton reposait sur son poing fermé. Au bout d’un instant qui parut interminable, il releva les yeux.
« — Je pourrais vous donner des raisons, dit-il. Vous dire que vous vous taisez trop. Que les vampires sont en petit nombre sur ce monde, vivent dans la terreur qu’éclatent entre eux des conflits, choisissent leurs rejetons avec le plus grand soin, s’assurant qu’ils montreront le respect le plus extrême pour les autres vampires. Il y a quinze vampires dans cette demeure, et le nombre en est jalousement gardé. On craint les vampires trop faibles, devrais-je ajouter. Pour eux, il est évident que vous présentez d’énormes défauts : vous êtes trop sensible, vous pensez trop. Ainsi que vous l’avez vous-même dit, le détachement naturel aux vampires n’est pas une valeur que vous appréciez. Et puis il y a cette enfant mystérieuse ; une enfant qui ne grandira jamais, ne saura jamais se suffire à elle-même. Je ne ferais pas à l’heure présente un vampire du garçon qui est ici, même si sa vie, qui m’est si précieuse, était en danger, parce qu’il est trop jeune, que ses membres ne sont pas assez forts, parce qu’il a à peine bu à la coupe de la vie mortelle. Et voilà que, vous, vous apparaissez en compagnie de cette enfant. Quel genre de vampire a bien pu la faire, demandent-ils, est-ce vous qui l’avez faite? Ainsi, voyez-vous, vous arrivez avec toutes ces tares et ces mystères, tout en restant néanmoins complètement silencieux. On ne peut donc vous faire confiance. Santiago cherche un prétexte. Car il y a une autre raison, qui est plus déterminante que tout ce que je viens de dire. C’est simplement que, la première fois que vous avez rencontré Santiago, au Quartier latin, vous l’avez… par malheur… traité de bouffon.