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« — Ooooh! fis-je, me radossant.

« — Cela se serait peut-être mieux passé si vous n’aviez rien dit.

« Il sourit de voir que j’appréciais comme lui l’ironie de la chose.

« Je me mis à réfléchir. Sur le cours de mes pensées pesaient lourdement les étranges avertissements de Claudia, son affirmation selon laquelle ce vampire au jeune visage, aux yeux doux, lui aurait intimé l’ordre de mourir. En arrière-fond s’accumulait lentement mon dégoût pour les autres vampires du théâtre.

« J’avais une envie irrésistible de lui parler de tout. Oh! non, pas encore des craintes de Claudia, bien que, plongeant mon regard dans ses yeux, il me fût difficile de croire qu’il avait tenté de lui imposer ainsi sa volonté : ses yeux disaient « Vis », ses yeux disaient « Apprends »… Mais comme j’avais envie de lui confier la profondeur de mon incompréhension! De lui confier ma stupéfaction d’avoir découvert, après toutes ces années de quête, que les vampires avaient fait de l’immortalité un club de conformistes aux lubies misérables. Cependant, malgré ma tristesse et mon désarroi, un raisonnement plus clair se fit jour dans mon esprit : pourquoi en serait-il autrement? Qu’avais-je pu espérer? De quel droit avais-je été si déçu de Lestat, que je l’en avais laissé assassiner! Parce qu’il ne voulait pas me montrer ce que je devais trouver en moi-même? Qu’elles avaient donc été les paroles d’Armand? Le seul pouvoir qui soit n’existe qu’en nous-mêmes…

« — Ecoutez-moi, reprit-il. Vous devez les éviter. Votre visage est incapable de rien dissimuler. En cet instant même, vous ne pourriez me résister si je me mettais à vous questionner. Regardez-moi dans les yeux.

« Je ne lui obéis pas. Je fixai fermement mon regard sur l’une des petites peintures accrochées au-dessus du bureau, jusqu’à ce que la Madone à l’Enfant se fût transformée en une pure harmonie de lignes et de couleurs. Car je savais qu’il disait vrai.

« — Arrêtez-les, dites-leur que nous ne leur voulons aucun mal. Pourquoi pas? Vous dites vous-même que nous ne sommes pas vos ennemis, quoi que nous ayons pu faire…

« Je l’entendis soupirer, faiblement.

« — Je les ai arrêtés pour le moment, dit-il. Mais je ne veux pas exercer sur eux le pouvoir qui serait nécessaire pour les arrêter tout à fait. Car, si j’exerçais un pareil pouvoir, je devrais ensuite le protéger. Cela me créerait des ennemis avec lesquels j’aurais à me mesurer pour l’éternité, alors que tout ce que je souhaite, c’est d’avoir ici un peu d’espace, un peu de paix. Ou bien d’être ailleurs. J’accepte cette espèce de sceptre qu’ils m’ont confié, non pour régner sur eux, mais seulement pour les garder à distance.

« — J’aurais du savoir, dis-je, regard toujours fixé sur la Madone.

« — Alors, restez à l’écart. Céleste a un grand pouvoir, car c’est l’une des plus vieilles, et elle est jalouse de la beauté de l’enfant. Quant à Santiago, comme vous avez pu le voir, il n’attend que la moindre preuve que vous êtes hors la loi.

« Je me tournai lentement vers le fauteuil où il était assis, dans cette immobilité surnaturelle propre aux vampires, semblable en fait à l’immobilité de la mort. L’instant se prolongea. Ses paroles résonnèrent de nouveau à mon oreille, comme s’il les répétait vraiment. « Tout ce que je souhaite, c’est d’avoir ici un peu d’espace, un peu de paix. Ou bien d’être ailleurs. » Je ressentais pour lui une telle inclination que je devais faire appel à toute ma force pour lui résister, pour m’obliger à rester dans mon fauteuil à le regarder, à combattre mes sentiments. Ce que j’aurais voulu, c’est que Claudia soit en sécurité parmi ces vampires, sans qu’ils puissent la trouver coupable d’aucun crime, afin que moi je sois libre, libre de rester à toujours dans cette cellule, pour autant que j’y serais bienvenu, ou même simplement toléré, admis à quelque condition que ce fût.

« Je revoyais ce jeune mortel, agenouillé au côté d’Armand dont il enlaçait le cou de ses bras. C’était pour moi l’image même de l’amour. De l’amour que je ressentais. Je ne parle pas d’amour physique, vous devez bien le comprendre, bien qu’Armand fût beau et simple, et qu’il n’y eût rien pu avoir de déplaisant à entretenir avec lui des relations intimes. Pour les vampires, l’amour physique ne peut culminer et n’être satisfait que dans le meurtre. Je parle d’une autre sorte d’amour qui m’attirait à lui, comme le maître que Lestat n’avait pas su être. Jamais Armand ne conserverait par-devers lui son savoir, j’en étais certain. Le savoir filtrait au travers d’Armand comme au travers d’un panneau de verre. Je pourrais m’y baigner, m’en nourrir et croître. Je fermai les yeux. Je crus l’entendre parler, d’une voix si faible que je n’en avais pas de certitude. Il me semblait qu’il disait :

« — Savez-vous pourquoi je suis ici?

« Je relevai les yeux sur lui, me demandant s’il savait mes pensées, s’il pouvait vraiment les lire, s’il était concevable que son pouvoir aille aussi loin. Je pouvais bien pardonner maintenant à Lestat de n’avoir été rien d’autre qu’une créature ordinaire et incapable de m’enseigner comment user de mes pouvoirs. Mais les souvenirs de ma vie passée me hantaient toujours, sans que je cherche à leur opposer de résistance. Tout n’était que tristesse, tristesse devant ma propre faiblesse, devant l’horrible dilemme qui s’imposait à moi. Claudia ou Armand. Claudia, ma fille et mon amour.

« — Que dois-je faire? murmurai-je. Vous oublier, vous quitter, vous et vos compagnons? Après toutes ces années de quête ?…

« — Ce n’est pas à eux que vous vous intéressez, dit-il.

« Je souris et acquiesçai de la tête.

« — Que voulez-vous faire, vous? demanda-t-il de sa voix la plus aimable, la plus compréhensive.

« — Ne le savez-vous pas? N’en avez-vous pas le pouvoir? demandai-je. Ne pouvez-vous lire mes pensées ?

« Il secoua la tête.

« — Pas au sens où vous l’entendez. Je sais seulement que le danger qui vous menace, vous et l’enfant, est réel, parce que vous le ressentez comme réel. Et je sais que votre solitude, malgré son amour, vous est d’ un poids terrible, insupportable presque.

« Je me levais. C’était une chose bien simple que de se lever, d’aller jusqu’à la porte, avant de remonter rapidement le passage. J’y utilisai pourtant jusqu’à la dernière parcelle de mon énergie, mes dernières ressources de cette curieuse vertu que j’avais baptisée détachement.

« — Je vous demande de nous protéger d’eux, dis-je depuis la porte, sans me retourner, sans même souhaiter qu’il me réponde.

« — Ne partez pas, dit-il.

« — Je n’ai pas le choix.

« J’étais déjà dans le passage quand je l’entendis si près de moi que j’en sursautai. Il était à mon côté, son œil au niveau du mien. Il me tendait une clef.