« Ses doigts mordirent la chair de mon poignet; je me dégageai d’une torsion, fis un pas en arrière, vacillant sous l’effet de la haine que reflétait son visage, de la rage qui s’éveillait en elle telle une bête endormie.
« — Vous qui m’avez arrachée aux mains des mortels, tels deux monstres sinistres d’un conte de fées cauchemardesque, parents irresponsables, parents aveugles! Mes pères! (Elle avait craché ce mot.) Laisse tes yeux se remplir de larmes, tu n’as pas assez de larmes pour ce que tu m’as fait! Six autres années de mortelle, sept, huit… J’aurais pu avoir cette apparence!
« Son index se pointa brusquement sur Madeleine, qui s’était caché le visage dans les mains et dont les yeux s’étaient couverts de brume. Dans un gémissement, elle prononça presque le nom de Claudia. Mais celle-ci ne l’entendit pas.
« — Oui, cette apparence! J’aurais pu savoir ce que c’était que de marcher à ton côté. Monstres! Me donner l’immortalité sous cette apparence irrémédiable, sous cette forme impuissante!
« Ses yeux étaient pleins de larmes. Les mots moururent dans sa bouche, comme aspirés dans son sein.
« — Maintenant, tu vas me la donner! s’écria-t-elle, courbant la tête, de telle sorte que ses boucles s’écroulèrent en un voile qui cacha son visage. Tu vas me la donner. Tu me la donnes, ou bien tu finis ce que tu avais commencé de me faire à cet hôtel de La Nouvelle-Orléans. Je ne vivrai pas plus longtemps dans cet état de haine, dans cet état de fureur! Je ne le peux pas. Je ne pourrai pas le supporter!
« Ramenant ses cheveux en arrière d’un coup de tête, elle porta les mains à ses oreilles comme pour les protéger du son de ses propres paroles, tandis que sa respiration se muait en une succession de râles rapides et que les larmes en coulant semblaient ébouillanter ses joues.
« Je m’étais laissé tomber à genoux près d’elle, bras tendus comme pour l’envelopper. Pourtant, je n’osai pas la toucher, n’osai même pas prononcer son nom, de peur qu’à la première syllabe ma douleur n’explose en une avalanche monstrueuse de cris inarticulés et désespérés.
« — Oooh!… fit-elle, secouant la tête, serrant les dents, exprimant de ses yeux ses larmes qui perlèrent sur sa joue. Je t’aime toujours, c’est cela ma torture. Lestat, je ne l’ai jamais aimé. Mais toi! C’est cet amour qui est la mesure de ma haine. Ils sont semblables! Sais-tu maintenant à quel point je te hais!
« Ses yeux, à travers le voile rouge qui les recouvrait, jetèrent sur moi un éclair.
« — Oui, murmurai-je en courbant la tête.
« Mais Claudia était allée se réfugier dans les bras de Madeleine qui l’enveloppait d’une étreinte farouche, comme si elle avait eu à la protéger de moi — quelle ironie, quelle ironie pathétique! — ou à la protéger d’elle-même. Elle murmurait à Claudia : « Ne pleure pas, ne pleure pas! » tout en caressant ses cheveux et son visage avec une ardeur qui aurait meurtri un enfant humain.
« Claudia parut soudain s’effondrer dans son sein, yeux clos, visage lisse, comme si toute passion l’avait quittée, et glissa un bras autour du cou de Madeleine, enfouissant sa tête dans le taffetas et la dentelle. Immobile, joues tachées de larmes, elle paraissait affaiblie par le flot de sentiments qui avait fait surface. Elle cherchait à ignorer la pièce où elle se trouvait, à ignorer ma présence.
« Ensemble elles reposaient, la tendre mortelle, qui pleurait maintenant à larmes généreuses, retenant dans ses bras tièdes cet être qu’elle ne pouvait comprendre, cette créature à l’apparence d’enfant, blanche, ardente et anormale, qu’elle croyait aimer. N’eût été la peine que je ressentais pour cette femme qui flirtait si témérairement avec les damnés, j’aurais arraché de ses bras cette petite chose démoniaque l’aurais serrée tout contre moi, pour réfuter encore et encore les mots que je venais d’entendre. Mais je restai à genoux, sans bouger. L’amour équivaut à la haine…
« Ressassant cette idée dans mon esprit, je me renversai sur le lit.
« Sans que Madeleine s’en aperçoive, Claudia avait cessé de pleurer et pris dans son giron l’immobilité d’une statue, me fixant de ses yeux liquides, sans prendre garde à la douce chevelure rouge qui coulait autour d’elle, à la main qui continuait de la caresser. Affalé contre la colonne du lit, je lui rendis son regard de vampire, incapable de rien dire pour ma défense. Madeleine chuchotait à l’oreille de Claudia et ses larmes coulaient sur les tresses de l’enfant. Enfin, d’une voix douce, Claudia lui dit :
« — Laisse-nous.
« — Non!
« Elle secoua la tête et se cramponna à Claudia, puis ferma les yeux et se mit à trembler sous l’effet de quelque terrible contrariété, de quelque horrible tourment. Mais, comme Claudia la tirait de son fauteuil, elle se laissa faire, blême et traumatisée, le taffetas vert ballonnant autour de la petite robe de soie jaune.
« Elles s’arrêtèrent sous l’arcade du salon. Madeleine semblait en plein désarroi; la main qu’elle avait portée à sa gorge battit comme une aile d’oiseau puis s’immobilisa. Elle regarda tout autour d’elle, m’évoquant la malheureuse victime du Théâtre des Vampires perdue sur la scène vide. Claudia cependant était allée chercher quelque chose. Je la vis émerger de l’ombre avec dans les bras ce qui paraissait être une grande poupée. Je me dressai sur les genoux pour voir. C’était bien une poupée, une poupée représentant une petite fille parée de dentelles et de rubans, à la chevelure de jais, au visage doux et aux grands yeux verts. Les pieds de porcelaine tintèrent lorsque Claudia la mit dans les bras de Madeleine; son regard se durcit en l’attrapant et, ses lèvres se retroussant en une grimace, elle se mit à en caresser les cheveux, puis émit un rire imperceptible.
« — Étends-toi, lui dit Claudia.
« Elles parurent sombrer toutes deux dans les coussins du canapé, dans un bruissement de taffetas vert. Les plis de la robe s’effacèrent pour Claudia qui noua les bras autour de son amie. La poupée glissa, mais Madeleine, à tâtons, réussit à l’attraper et à la tenir suspendue par une extrémité, tout en rejetant la tête en arrière et en fermant très fort les yeux. Les boucles de Claudia caressèrent son visage.
« Je me rassis sur le sol et m’adossai au bord moelleux du lit. Claudia parlait d’une voix très basse, à peine plus qu’un murmure, et disait à Madeleine d’être patiente, de rester calme. Le son de ses pas sur le tapis, le bruit des portes qui se refermaient sur Madeleine me firent peur, car la haine s’infiltrait entre nous comme une vapeur mortelle.
« Mais, quand je relevai les yeux, Claudia, clouée au sol, paraissait perdue dans ses pensées et son visage ne montrait plus rancoeur ni amertume, ce qui lui donnait l’expression vide de la poupée.
« — Tout ce que tu m’as dit est vrai, lui dis-je. Je mérite ta haine. Je la mérite depuis le premier moment où Lestat t’a mise dans mes bras.
« Elle semblait n’avoir pas conscience de ma présence. Ses yeux étaient illuminés d’une douce lumière et sa beauté brûlait dans mon âme d’une flamme presque insoutenable. D’un ton songeur, elle dit :
« — Tu aurais pu me tuer, malgré lui. Tu aurais pu…
« Ses yeux se posèrent sur moi, tranquillement.
« — Veux-tu le faire maintenant?
« — Le faire maintenant!
« Je l’entourai de mon bras, l’attirai à moi, réchauffé par la douceur retrouvée de sa voix.
« — Es-tu folle, de me dire des choses pareilles? Si je veux le faire maintenant!
« — Moi, je le veux, reprit-elle. Tu n’as qu’à te pencher sur moi, comme cette nuit-là, aspirer mon sang goutte à goutte, tout le sang que tu auras la force de boire, et à pousser mon cœur à bout. Je suis petite, tu peux me prendre. Je ne te résisterai pas, je suis une frêle créature que tu peux écraser comme une fleur.