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« — Tu penses vraiment ce que tu dis? Tu le penses vraiment? demandai-je. Et pourquoi serait-ce toi qui devrais mourir?

« — Tu voudrais mourir avec moi? fit-elle avec un sourire malin et moqueur. Voudrais-tu mourir avec moi? répéta-t-elle, pressante. Tu ne comprends pas ce qui m’arrive? Il est en train de me tuer, ce maître vampire qui t’a réduit en esclavage, il ne veut pas partager ton amour avec moi, pas la moindre gouttelette d’amour! Je lis son pouvoir dans tes yeux. J’y lis ta misère, ta détresse, ton amour pour lui, que tu ne peux cacher. Tourne-toi, je vais t’obliger à me regarder de tes yeux pleins du désir que tu as pour lui, je vais t’obliger à m’écouter!

« — Non, arrête, non… Je ne te quitterai pas. Je te l’ai juré, tu le sais! Je ne peux pas te donner cette femme.

« — Mais c’est pour ma vie que je lutte! Donne-la-moi pour qu’elle puisse s’occuper de moi, me fournir le déguisement dont j’ai besoin pour vivre! Et alors il pourra bien te prendre! C’est pour ma vie que je me bats!

« Je la repoussai presque.

« — Non, non, c’est de la folie, c’est de la sorcellerie, dis-je. C’est toi qui ne veux pas me partager avec lui, c’est toi qui veux chaque goutte de mon amour. Ou de l’amour de cette femme, à défaut du mien. Armand t’écrase de son pouvoir, il te considère comme quantité négligeable. Alors, c’est toi qui veux sa mort, comme tu as voulu celle de Lestat. Eh bien, tu ne me feras pas cette fois complice d’un meurtre, je te le dis, pas cette fois! Et je ne ferai pas de Madeleine un vampire, je ne serai pas la cause de la damnation des légions de mortels qui mourront de ses mains! Le pouvoir que tu avais sur moi est brisé. Je ne t’obéirai pas!

« Si seulement elle avait pu comprendre!

« Je ne pouvais croire un seul instant à ce qu’elle disait d’Armand. Avec le détachement qui le caractérisait, et qui excluait à mon sens tout esprit de vengeance, tout égoïsme, il ne pouvait souhaiter la mort de Claudia. Mais je cessai de m’en inquiéter, car il y avait bien plus terrible, contre quoi ma colère n’était que plaisanterie, vaine tentative de m’opposer à son obstination : elle me haïssait, elle me maudissait! Elle l’avait elle-même confessé, et je sentais mon cœur se flétrir, comme si, en me privant de cet amour qui avait été le soutien de toute ma vie, elle me portait un coup mortel. Je mourais pour elle, pour son amour, comme je m’étais senti mourir cette première nuit où Lestat me l’avait donnée et lui avait dit mon nom. Cet amour qui m’avait réchauffé, dans ma haine de moi-même, qui m’avait permis d’exister. Oh! comme Lestat avait bien compris! Maintenant, enfin, son plan se trouvait défait…

« Mais il y avait plus, il y avait une autre évidence à laquelle j’essayais de me dérober, marchant de long en large, serrant et desserrant le poing. Ses yeux liquides n’exprimaient pas que de la haine, ils exprimaient de la douleur. Elle m’avait montré sa douleur ! Me donner l’immortalité sous cette apparence irrémédiable, sous cette forme impuissante… Je me bouchai les oreilles, comme si elle était en train de répéter ces mots, et un torrent de larmes m’inonda. Toutes ces années, j’avais dépendu uniquement de sa cruauté, de sa totale indifférence. Et voilà qu’elle me faisait découvrir sa douleur, son indéniable souffrance. Comme Lestat aurait ri de nous! C’est pour cela qu’elle l’avait égorgé, parce qu’elle savait qu’il aurait ri. Pour me détruire complètement, elle n’avait qu’à me montrer l’étendue de sa douleur. L’enfant dont j’avais fait un vampire souffrait. Son martyre était le mien.

« Claudia s’était retirée dans une autre pièce, meublée d’un cercueil et d’un lit pour Madeleine, afin de me laisser seul avec mon insupportable tourment. J’accueillis avec plaisir le silence. A un moment, durant les quelques heures de nuit qui restaient, je me retrouvai à la fenêtre ouverte, à me délecter de la bruine. La pluie tombait lentement sur les frondaisons luisantes des fougères, sur des fleurs blanches et parfumées qui ployaient sous le poids des gouttes d’eau. Un tapis de fleurs jonchait le petit balcon, pétales doucement martelés par la pluie. Je me sentais faible et parfaitement seul. Ce qui s’était passé cette nuit-là entre nous ne pourrait jamais être défait, ce que j’avais fait à Claudia ne pourrait jamais être réparé.

« Mais, à ma propre stupéfaction, mon âme était nette de tout regret. C’était peut-être la nuit, le ciel sans étoiles, les lampes à gaz figées dans la brume, qui me procuraient cet étrange confort que je n’avais pas cherché et que, dans ce vide et dans cette solitude, je ne savais comment apprécier. Je suis seul, pensais-je, je suis seul. Cela paraissait juste, parfaitement juste, et prenait ainsi une forme plaisamment inévitable. Je m’imaginai seul à jamais, je rêvai qu’après avoir acquis mes pouvoirs de vampire la nuit de ma mort j’avais quitté Lestat sans un regard en arrière, n’ayant pas besoin de lui, n’ayant besoin de personne. Comme si la nuit m’avait dit : « La nuit est ton essence, seule la nuit te comprend et peut t’envelopper de son étreinte. » Uni à l’ombre. Sans cauchemar. Inexplicable paix.

« Cependant, aussi sûrement que j’avais senti ma brève reddition à cet instant de paix, je sentis qu’il touchait à sa fin, qu’il se déchirait à l’instar des nuages sombres. Comme un fauve, comme une forme blottie dans l’un des coins de cette pièce encombrée et bizarrement étrangère, s’abattit sur moi la douleur d’avoir perdu Claudia. Mais de dehors, tandis que la nuit semblait se dissoudre en un vent violent, me parvint comme un appel, l’appel d’une chose inanimée et inconnue, qui éveilla en moi, tel un écho, un pouvoir, une force qui se manifestait par une énergie insondable et glaçante.

« Je traversai silencieusement les pièces, écartant doucement les battants des portes jusqu’à ce que j’aperçoive, dans la pâle lumière jetée derrière moi par les flammes tremblotantes des becs de gaz, la femme endormie qui reposait dans mon ombre sur le canapé, tenant lâchement sur son sein la poupée. Juste avant de m’agenouiller à son côté, je vis ses yeux ouverts, et sentis, plus loin, dans l’obscurité, d’autres yeux qui m’observaient, une petite face de vampire qui attendait, sans respirer.

« — Prendrez-vous soin d’elle, Madeleine?

« Elle serra la poupée et en cacha le visage contre sa poitrine. Je ne sais pourquoi, mes mains cherchèrent à l’attraper.

« Oui! oui! répondit-elle, répétant ce mot sur un ton de désespoir.

« — C’est comme cela que vous la voyez, comme une poupée? lui demandai-je, ma main se refermant sur la tête de porcelaine.

« Serrant les dents, elle m’arracha promptement la poupée et me regarda.

« — Une enfant qui ne peut pas mourir! C’est comme cela que je la vois! répondit-elle, crachant ces mots comme une malédiction.

« — Aaaaah!… soufflai-je.

« — Et j’en ai fini avec les poupées, ajouta-t-elle en la jetant sur les coussins du canapé.

« Elle tripotait quelque chose sur son sein, un objet qu’elle voulait à la fois que je voie et que je ne voie pas. Ses doigts s’étaient refermés dessus. Je savais ce que c’était, car je l’avais déjà remarqué. Un médaillon fixé par une épingle en or. Je souhaiterais être capable de décrire la fièvre qui animait son visage rond, de peindre le rictus qui tordait sa douce bouche de bébé.

« — Votre enfant qui est mort?… risquai-je, guettant sa réaction.

« Je me représentai la boutique de poupées, toutes portant le même visage. Elle hocha la tête en tirant fortement sur le médaillon, de sorte que l’épingle griffa le taffetas. Elle semblait maintenant en proie à une peur, à une panique dévorantes. Elle ouvrit la main; elle saignait, l’épingle, était brisée. Je lui pris le médaillon.