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« — Ma fille, murmura-t-elle, lèvres tremblantes.

« C’était un visage de poupée qu’un artiste avait peint sur le petit fragment de porcelaine, le visage de Claudia, un visage d’enfant, un simulacre d’innocence, sucré, douceâtre, un enfant aux cheveux de jais, comme la poupée. Et la mère, terrifiée, fixait des yeux l’obscurité qui lui faisait face.

« — Vous avez du chagrin…, dis-je d’une voix douce.

« — J’en ai fini aussi avec le chagrin, répondit-elle, ses yeux s’étrécissant pour me regarder. Si vous saviez combien je désire posséder vos pouvoirs, combien j’en suis affamée!

« Elle se tourna vers moi, respirant si profondément que ses seins semblaient s’enfler sous sa robe.

« Soudain son visage refléta une violente contrariété. Elle se détourna, secouant la tête, secouant ses boucles.

« — Si seulement vous étiez un homme normal; ou un homme en même temps qu’un monstre! dit-elle d’un ton irrité. Si seulement je pouvais vous montrer mes pouvoirs à moi… (Elle eut un sourire mauvais, un sourire de défi.) Je pourrais vous séduire, susciter en vous le désir! Mais vous êtes surnaturel! (Les coins de sa bouche s’affaissèrent.) Qu’ai-je à vous offrir? Que puis-je faire pour vous obliger à me donner ce que vous possédez?

« Sa main glissa sur ses seins, les caressa presque comme une main d’homme.

« Étrange était cet instant ; étranges, les sentiments imprévisibles que ses mots éveillaient en moi; étrange, la façon dont je la voyais maintenant, avec sa taille étroite et séduisante, la courbe bien ronde de ses seins, ses lèvres délicates et boudeuses. Elle n’avait pas pu deviner ce qu’était l’homme mortel qui était en moi, elle ne savait pas combien me tourmentait le sang que je venais de boire. Oui, je la désirais, plus qu’elle ne le croyait; car elle ne connaissait pas la vraie nature du meurtre. Par orgueil viril, je voulus le lui prouver, l’humilier pour ce qu’elle m’avait dit, pour la facile vanité de sa provocation, pour le dégoût que montraient ses yeux. Mais c’était de la folie. Ce n’étaient pas des raisons d’accorder la vie éternelle.

« Alors, avec une cruauté téméraire, je lui demandai :

« Aimiez-vous cet enfant?

« Je n’oublierai jamais l’expression que prit alors sont visage, la violence intérieure, la haine intense qu’il reflétait.

« — Oui, siffla-t-elle. Comment osez-vous… ?

« Elle tendit la main pour attraper le médaillon que je tenais toujours. Ce n’était pas l’amour qui la dévorait, c’était un sentiment de culpabilité. Sentiment de culpabilité, cette boutique de poupées que Claudia m’avait décrite, ces étagères innombrables identiquement chargées de l’image de l’enfant morte. Un sentiment de culpabilité qui toutefois ne l’empêchait pas de se rendre parfaitement compte du caractère définitif de la mort. Il y avait en elle quelque chose d’aussi dur que le mal qui était en moi, d’aussi puissant. Elle allongea le bras, toucha mon gilet et, ouvrant les doigts, les pressa sur ma poitrine. A genoux, je m’approchai d’elle, si bien que ses cheveux frôlèrent mon visage.

« — Tenez-vous très fort à moi pendant que je vous prendrai, lui dis-je en voyant ses yeux s’élargir, sa bouche s’ouvrir. Et, quand vous serez proche de l’évanouissement, accrochez-vous aux battements de mon cœur. Tenez bon et répétez sans cesse : « Je vivrai, je vivrai. »

« — Oui, oui, acquiesça-t-elle, le cœur bondissant d’excitation.

« Je sentis sur mon cou la brûlure de ses mains, de ses doigts qui s’introduisaient de force dans mon col.

« — Regardez, derrière moi, cette lumière au coin; ne la quittez pas des yeux, même pour une seconde, et répétez : « Je vivrai, je vivrai! »

« Elle sursauta quand je déchirai la chair; son corps impuissant s’arqua et sa poitrine s’écrasa contre la mienne, tandis qu’un courant tiède m’envahissait. Même après avoir clos les paupières, je voyais encore ses yeux, sa bouche moqueuse et provocante. Je bus profondément, en soulevant son corps, et la sentis s’affaiblir. Ses mains retombèrent, flasques, sur ses flancs.

— Serrez-moi, fort, bien fort, murmurai-je par-dessus le courant tiède de son sang, de son sang qui gonflait mes veines rassasiées dans le tonnerre de son cœur qui battait à mon oreille. La lampe, murmurai-je encore, regardez la lampe!

« Les battements de son cœur ralentissaient, allaient s’interrompre ; sa tête se renversa sur le velours du siège, ses yeux perdirent l’éclat de la vie. J’eus un moment l’impression de ne pouvoir bouger, tout en sachant devoir le faire. La pièce tournoyait autour de moi. Je portais comme un automate ma bouche à mon poignet, et ce fut moi qui dus me concentrer sur la lampe que j’avais désignée à son attention, tandis que je goûtai à mon poignet la saveur de mon propre sang et pressai la déchirure contre ses lèvres.

« — Buvez, buvez! lui ordonnai-je.

« Mais elle gisait comme morte. Je l’attirai contre moi, cependant que mon sang s’égouttait sur ses lèvres. Elle ouvrit alors les yeux, je sentis la douce pression de sa bouche et ses mains qui se refermaient sur mon bras tandis qu’elle commençait à aspirer mon sang. Je la berçai, chuchotant à son oreille, luttant désespérément pour ne pas m’évanouir. Puis elle se mit à boire goulûment, ce que ressentit chacun de mes vaisseaux. L’avidité de sa succion me taraudait, me transperçait, m’obligeait à m’accrocher de toute la force de mes mains au divan. Son cœur battait impétueux contre le mien, et ses doigts s’enfoncèrent profondément dans la chair de mon bras et de ma paume écartelée. Cela me déchirait, m’affouillait, et, cette sensation s’amplifiant, j’en poussai presque un cri et voulus me dégager de son emprise, mais ne pus que la tirer avec moi, tandis que ma vie s’écoulait par mon bras, aspirée au rythme de son souffle gémissant. Et ces câbles qu’étaient devenues mes veines, ces filins ardents, tirèrent sur mon cœur de plus en plus fort, jusqu’au moment où, sans l’avoir voulu, sans l’avoir décidé, je m’arrachai à son étreinte pour tomber au sol, serrant dans ma main mon poignet sanglant.

« Le sang tachait sa bouche ouverte. Elle me fixa des yeux, pendant ce qui me parut une éternité. Dans ma vision brouillée, elle me sembla se dédoubler, se détripler, puis se ramasser en une unique forme tremblante. Sa main se porta à sa bouche, ses yeux sans bouger s’élargirent, puis elle se leva lentement, comme, involontairement, comme si quelque force invisible la soutenait maintenant, la faisait, yeux grands ouverts, tourner, tourbillonner, accompagnée dans son mouvement de sa jupe raide et massive qui paraissait ne faire qu’un avec elle; elle pivotait sur elle-même comme ces statuettes qui ornent les boites à musique et dansent impuissantes au rythme du cylindre. Soudain, elle baissa les yeux sur le taffetas, l’attrapa à pleine main, le pressa entre ses doigts à le faire crisser et bruire, puis, le laissant retomber, se boucha vivement les oreilles, ferma très fort les yeux, pour les rouvrir très larges l’instant suivant. Elle aperçut la lampe, la faible lointaine lampe à gaz de l’autre pièce, qui dispensait à travers les doubles portes une fragile lumière. Elle y courut et se mit à la contempler comme un objet vivant.

« — N’y touche pas…, lui dit Claudia, l’en écartant avec douceur.

« Cependant Madeleine avait vu les fleurs du balcon et s’en approchait. De ses paumes étendues elle caressa les pétales et enduisit son visage de gouttelettes de pluie.

« Rôdant aux lisières de la pièce, j’observai chacun de ses mouvements, sa façon de prendre les fleurs pour les écraser dans sa main et laisser choir tout autour d’elle les pétales, de presser l’extrémité de ses doigts contre le miroir, de plonger son regard dans les reflet de ses yeux. La douleur avait cessé — j’avais lié un mouchoir sur la blessure — et j’attendais, j’attendais, m’apercevant que Claudia n’avait aucun souvenir de ce qui devait ensuite se produire. Elles dansaient ensemble, tandis que la peau de Madeleine devenait de plus en plus pâle sous la lumière vacillante et dorée. Elle attrapa Claudia dans ses bras, décrivit avec elle des cercles, le petit visage de l’enfant attentif et alerte derrière son sourire.