« Puis Madeleine montra les premiers signes de l’affaiblissement. Elle fit un pas en arrière, parut perdre l’équilibre, mais vivement se redressa et laissa Claudia glisser doucement jusqu’au sol. Sur la pointe des pieds, Claudia l’embrassa.
« — Louis, m’avertit-elle dans un souffle, Louis…
« Je lui fis signe de s’écarter. Madeleine, sans même paraître nous voir, regardait ses mains étendues. Son visage blêmissait, s’altérait. Soudain, elle se gratta les lèvres et regarda les taches sombres sur le bout de ses doigts.
« — Non, non! la mis-je doucement en garde, tout en prenant la main de Claudia pour l’attirer à mon côté.
« Un long soupir s’échappa des lèvres de Madeleine.
« — Louis, souffla Claudia de cette vois surnaturelle que Madeleine ne pouvait encore entendre.
« — Elle est en train de mourir. Ta mémoire d’enfant n’a pu le retenir. Ces souvenirs t’ont été épargnés et n’ont point laissé de marques sur toi, lui murmurai-je en écartant de son oreille ses cheveux, sans quitter des yeux Madeleine, qui errait d’un miroir à l’autre, dans un déluge de larmes, parce que la vie abandonnait son corps.
« — Mais, Louis si elle meurt!… s’écria Claudia.
« — Non!
« Je m’agenouillai, remarquant la détresse que reflétait son petit visage.
« — Le sang était assez fort, elle vivra. Mais elle va être effrayée, terriblement effrayée.
« Doucement, fermement, je pressai la main de Claudia et l’embrassai sur la joue. Elle me regarda avec un mélange d’interrogation et de crainte et conserva la même expression tandis que j’approchais de Madeleine, alerté par ses plaintes. Mains tendues, elle titubait. Je l’attrapai et la soutins. Ses yeux brûlaient déjà d’une lueur surnaturelle, d’un feu violet qui brillait dans ses larmes.
« — Ce n’est que la mort de votre être mortel, rien de plus, lui dis-je d’une voix douce. Voyez-vous le ciel? Il nous faut le quitter maintenant. Il faut que vous vous serriez tout contre moi, que vous vous étendiez à mon côté. Un sommeil aussi lourd que celui de la mort va engourdir mes membres, et je ne vais plus pouvoir vous apporter de réconfort. Vous allez vous étendre, vous voudrez lutter contre votre transformation… Mais vous devez vous serrer contre moi dans le noir, entendez-vous? Vous allez mettre vos mains dans les miennes, et je les serrerai aussi longtemps que je resterai conscient.
« Elle sembla un moment égarée sous mon regard, je sentis combien tout ce qui l’entourait devait être source d’étonnement, comment pour elle mes yeux devaient irradier des mille couleurs qui s’y reflétaient. Je la guidai gentiment jusqu’au cercueil en lui répétant de ne pas avoir peur.
« — Quand vous vous réveillerez, vous serez immortelle, dis-je. Aucune mort naturelle ne pourra plus vous atteindre. Venez, couchez-vous.
« Je voyais bien qu’elle avait peur, qu’elle reculait devant cette boîte étroite, dont le satin n’atténuait pas l’aspect sinistre. Sa peau commençait déjà de luire, d’avoir cette brillance que nous partagions, Claudia et moi. Je compris qu’elle ne se rendrait à mes raisons que si je m’allongeais avec elle.
« Là maintenant, je regardai, par la longue perspective de la pièce, ce coffre étrange près duquel Claudia se tenait et m’observait. Ses yeux étaient calmes mais assombris d’un soupçon indéfinissable, d’une froide méfiance. Je fis asseoir Madeleine à côté de son lit et allai m’agenouiller calmement près de Claudia pour la serrer dans mes bras.
« — Ne me reconnais-tu pas? lui demandai-je. Ne sais-tu pas qui je suis?
« Elle me regarda.
« — Non, répondit-elle.
« Je souris, hochai la tête.
« — Ne me garde pas de rancune, dis-je. Nous sommes identiques.
« Sur ces mots, elle tourna la tête de côté et m’étudia avec soin, puis sourit malgré elle et acquiesça d’un signe de tête.
« — Car, vois-tu, repris-je de cette même voix calme, ce qui est mort cette nuit, ce n’est pas cette femme. Il lui faudra de nombreuses nuits pour mourir, des années peut-être. Ce qui est mort cette nuit dans cette chambre, c’est le dernier vestige d’humanité que je portais en moi.
« Une ombre passa sur son visage; une ombre claire, comme si son sang-froid s’était déchiré ainsi qu’un voile. Ses lèvres s’ouvrirent, avec une brève inspiration. Enfin, elle dit :
« — Oui, tu as donc raison. C’est vrai. Nous sommes identiques.
— « Je veux brûler le magasin de poupées! » avait déclaré Madeleine.
« Elle était en train de nourrir le feu de l’âtre des vêtements pliés de son double mortel, dentelles blanches et lin beige, chaussures craquelées, bonnets sentant les boules de camphre et les sachets de lavande.
« — Tout cela ne veut plus rien dire, maintenant.
« Elle se releva, tout en contemplant l’éclat du feu, puis regarda Claudia d’un œil triomphant et empreint d’une farouche dévotion.
« Je ne voulais pas la croire, tellement j’étais certain — bien que nuit après nuit je dusse la détourner d’attaquer d’autres victimes, dont elle n’aurait plus été capable d’épuiser le sang, tant elle s’était déjà repue -, tellement j’étais certain que s’apaiserait plus ou moins vite son paroxysme de folie. Elle saurait reconnaître les pièges de son cauchemar, reprendre possession de sa chair luminescente, apprécier la splendeur de notre suite de l’hôtel Saint-Gabriel; elle crierait qu’on la réveille, qu’on la libère. Elle ne comprenait pas pour l’instant qu’il ne s’agissait pas d’une expérience ; elle montrait ses jeunes canines aux miroirs encadrés d’or, elle était folle.
« Mais je ne saisissais pas encore à quel point elle l’était, ni combien elle était accoutumée de rêver. Je ne saisissais pas qu’elle n’appellerait pas la réalité de ses cris, mais que plutôt elle en nourrirait ses rêves, elfe démoniaque qui alimentait son rouet de la substance du monde afin d’en tisser la toile d’araignée de son univers privé.
« Je commençais tout juste de comprendre son appétit des choses et la puissance de son alchimie.
« D’avoir, avec son ancien amant, fabriqué réplique après réplique de son enfant morte, répliques entassées sur les étagères de la boutique que nous devions bientôt visiter, elle avait acquis l’art du créateur de poupées, à quoi elle ajoutait l’adresse et l’ardeur propres aux vampires. Si bien que dans l’espace d’une seule nuit, après que je l’eus détournée du meurtre, elle fut une fois capable, animée par le même besoin insatiable, de créer à partir de quelques bouts de bois, à l’aide de son couteau et de ses ciseaux, un parfait fauteuil à bascule, si bien dessiné et proportionné à Claudia qu’assise dedans auprès du feu elle semblait être une femme. Comme passaient les nuits, s’y ajoutèrent une table à même échelle, puis une petite lampe à pétrole, une tasse et une soucoupe de porcelaine prises à l’étal d’une boutique de jouets et, dérobé à un sac de femme, un petit carnet relié de cuir qui dans les mains de Claudia devint un gros volume. Le monde extérieur s’effondra et cessa d’exister à la frontière d’un petit espace qui engloba bientôt tout le cabinet de toilette de Claudia : un lit dont les colonnes atteignaient tout juste les boutons de mon plastron, de petits miroirs qui ne reflétaient que les jambes du géant gourd que j’étais, des peintures accrochées très bas, au niveau du regard de Claudia, enfin, sur sa petite table de toilette, des gants de soirée noirs à la taille de ses petits doigts, une robe du soir de velours, une tiare provenant d’un bal masqué pour enfants. Et Claudia, joyau parmi les joyaux, était la reine des fées qui errait, épaules nues et blanches, tresses lisses, au milieu des riches articles de son monde miniature. Une nuit, je la contemplais, depuis l’entrée, envoûté, étendu gauchement sur le tapis afin d’appuyer la tête sur mon coude et de plonger mes yeux dans ceux de mon amour, que la perfection de ce sanctuaire adoucissait mystérieusement pour le moment présent. Comme elle était belle dans sa dentelle noire, femme froide aux cheveux de lin, au visage de poupon, aux yeux liquides qui me fixaient si sereinement, si longuement que sans doute ils ne me voyaient plus, tandis que je rêvais, étendu à même le sol. Des yeux qui certainement voyaient une autre réalité que l’univers maladroit qui m’environnait et qui se trouvait à présent délimité et exclu par celle qui y avait souffert depuis toujours, mais semblait apaisée maintenant, tandis qu’elle écoutait le tintement de la petite boîte à musique ou posait la main sur l’horloge miniature. J’eus la vision d’heures raccourcies et de petites minutes dorées. Je sentis que je devenais fou.