« Je mis les mains sous ma-tête et m’absorbai dans la contemplation du chandelier. Il m’était difficile de me dégager d’un monde pour entrer dans l’autre. Madeleine, sur le canapé, travaillait avec une régulière ardeur à coudre, comme s’il n’était pas concevable qu’immortalité pût signifier repos, une dentelle crème à un satin lavande pour le petit lit, ne s’arrêtant que de temps à autre afin de sécher la moiteur teintée de sang de son front blanc.
« Je me demandais : si je fermais les yeux, ce royaume d’objets en réduction dévorerait-il les pièces qui m’entouraient, et m’éveillerais-je, tel Gulliver, pour me découvrir pieds et poings liés, géant indésirable ? Je rêvai de maisons à la taille de Claudia où les campagnols seraient des monstres, j’imaginai des voitures minuscules, des buissons fleuris qui seraient pour elle des arbres. Les mortels extasiés tomberaient à genoux pour regarder par les petites fenêtres, attirés et retenus comme par les mailles d’une toile d’araignée.
« Et c’était bien pieds et poings liés que j’étais. Lié non seulement par la beauté de fée de Claudia — l’exquis secret de ses épaules blanches et du riche lustre de ses perles, ses ensorcelantes langueurs, sa petite bouteille de parfum, une fiole maintenant, d’où émanait un sortilège qui promettait l’Éden -, lié aussi par la crainte. Crainte que, une fois sorti de cet appartement où j’étais censé présider à l’éducation de Madeleine — ce qui se réduisait à des conversations erratiques sur le meurtre et la nature du vampire, sujets que Claudia aurait traités tellement plus facilement que moi, si elle avait jamais montré l’envie d’en prendre l’initiative -, sorti de cet appartement où chaque nuit tendres baisers et regards de contentement m’assuraient que la haine montrée une fois, une fois seulement par Claudia, ne reviendrait plus; crainte que, sorti de cet appartement, je me découvre, ainsi que je l’avais hâtivement admis, véritablement changé : c’était mon moi de mortel qui avait aimé, j’en étais certain. Dans ce cas, quel était ce sentiment que j’avais pour Armand, la créature pour qui j’avais transformé Madeleine, la créature pour qui j’avais voulu ma liberté? Curiosité distante, trouble détachement? Sourde douleur? Terreur indicible? Au milieu même de ce bric-à-brac futile, je revoyais Armand dans sa cellule monacale, ses yeux brun foncé, je ressentais son magnétisme surnaturel.
« Pourtant, je ne retournais pas le voir. Je n’osais pas découvrir l’étendue de ce que j’avais pu perdre. Ni tenter de séparer cette perte d’une autre constatation tout aussi déprimante : la constatation de m’avoir trouvé en Europe de vérité apte à amoindrir ma solitude, à transmuer mon désespoir. Je n’y avais découvert que les rouages internes de ma petite âme, que la souffrance de Claudia et qu’une passion pour un vampire peut-être plus mauvais encore que Lestat, pour qui j’étais moi-même devenu aussi démoniaque que lui, mais en qui je voyais la seule promesse de Bien que je puisse concevoir au-dedans de ce Mal.
« Tout cela me dépassait, finalement. L’horloge tinta sur la cheminée; Madeleine supplia qu’on aille voir la représentation du Théâtre des Vampires et jura de défendre Claudia contre tout vampire qui oserait lui faire du mal; Claudia se mit à parler de Stratégie : « Non, pas encore, pas maintenant… » Je me rallongeai, observant avec quelque soulagement l’amour aveugle et avide de Madeleine pour Claudia. Je n’ai jamais ressenti beaucoup de compassion pour Madeleine. Je pensais qu’elle n’avait goûté qu’à la première veine de la souffrance; elle n’avait aucune compréhension de la mort. Elle s’irritait si facilement, se livrait si facilement à de gratuites violences. Quant à moi…, quelle vanité, quelle colossale illusion sur moi-même que de m’imaginer que le chagrin d’avoir perdu mon frère était la seule émotion qui m’eût jamais étreint! Je m’autorisai à oublier à quel point j’avais été amoureux des yeux iridescents de Lestat, à oublier que j’avais vendu mon âme pour leur éclat multicolore, dont je croyais qu’il pourrait me conférer le pouvoir de marcher sur les eaux!
« Qu’aurait dû faire le Christ pour m’inciter à le suivre, comme Matthieu et Pierre? Bien s’habiller, avoir une luxuriante chevelure, blonde et pomponnée…
« Je me haïssais. Bercé jusqu’à un demi-sommeil, comme je l’étais si souvent par leur conversation — Claudia qui chuchotait de meurtres et d’habileté ou de vitesse vampiriques, Madeleine courbée sur son aiguille chantante -, cela me paraissait la seule émotion dont je fusse encore capable : la haine de soi-même. Je les aime; je les hais; elles me sont indifférentes… Claudia posa la main sur mes cheveux comme si elle voulait me dire, avec notre familiarité d’autrefois, que son cœur est en paix. Cela m’est Indifférent… Et voici qu’Armand apparaît, puissance, clarté à briser le cœur. Comme derrière une vitre. Je prends la main joueuse de Claudia, et pour la première fois de ma vie je comprends ce qu’elle ressent lorsqu’elle me pardonne d’être moi-même quelqu’un qu’elle dit haïr et aimer : elle ne ressent rien, ou presque!
— Une semaine plus tard, nous accompagnâmes Madeleine pour accomplir la mission qu’elle s’était fixée : mettre le feu à l’univers de poupées qu’une vitrine isolait du monde. Le brasier allumé, je m’éloignai, remontai la rue et tournai dans une étroite gorge d’obscurité où l’on n’entendait que le bruit de la pluie qui tombait. Puis je vis la lueur rouge qui teintait les nuages. Des cloches sonnèrent, des hommes crièrent, et Claudia près de moi parlait à voix basse de la nature du feu. L’épaisse fumée qui se dégageait de la lumière tremblante me rendit inquiet. J’avais peur. Ce n’était pas une peur sauvage de mortel, mais une peur froide plantée comme un harpon dans mon flanc. Cette peur… c’était notre vieille maison de la rue Royale qui brûlait, c’était Lestat étendu dans l’attitude du sommeil sur le plancher ardent.
« — Le feu purifie…, disait Claudia.
« — Non, il ne fait que détruire…, répondais-je.
« Madeleine nous avait dépassés et rôdait en haut de la rue, fantôme sous la pluie qui nous appelait en fouettant l’air de ses mains blanches. Claudia me quitta pour la rejoindre, après m’avoir demandé en vain de les suivre. Je me rappelle sa chevelure blonde, emmêlée et flasque, le ruban tombé sous son pied, qui flottait, clapotait dans un tourbillon d’eau noire. Elles disparurent. Je me baissai pour recueillir le ruban. Mais une autre main m’avait précédé, celle d’Armand qui maintenant me l’offrait.