« Je l’avais observé intensément tandis qu’il parlait, et les pensées qui m’étaient venues à l’esprit dans la cellule souterraine se présentèrent de nouveau. Les vampires ne vieillissent pas; dans quelle mesure ce visage et ces manières juvéniles différaient-ils de ce qu’ils étaient un ou deux siècles auparavant ? Car son visage, bien qu’il ne fût pas creusé par les leçons de la maturité, n’était certainement pas un masque. Il semblait aussi expressif que l’était sa voix discrète, et je me sentais perdu à force de chercher à en analyser les raisons. Je savais seulement qu’il m’attirait toujours autant ; jusqu’à un certain point, la question que je posai ensuite était un subterfuge.
« — Mais qu’est-ce qui vous retient au Théâtre des Vampires? demandai-je.
« — Un besoin, naturellement. Mais j’ai trouvé ce dont j’ai besoin, répondit-il. Pourquoi m’évitez-vous?
« — Je ne vous ai jamais évité, dis-je en essayant de cacher l’excitation que ses paroles suscitaient en moi. Vous devez bien comprendre que je dois protéger Claudia, qu’elle n’a que moi. Du moins qu’elle n’avait que moi jusqu’à ce que…
« — Jusqu’à ce que Madeleine vienne vivre avec vous…
« — Oui…, reconnus-je.
« — Mais, maintenant, Claudia vous a rendu votre liberté, et pourtant vous restez avec elle, vous lui restez attaché comme à une amante!
« — Non, ce n’est pas mon amante, vous ne comprenez pas. Elle est plutôt mon enfant, et je ne sache pas qu’elle puisse me rendre ma liberté… (C’étaient de pensées que j’avais maintes et maintes fois ressassées dans ma tête.) Je ne sache pas que l’enfant possède le pouvoir de rendre la liberté à ses parents. Je ne sache pas que je puisse éviter d’être lié à elle pour aussi longtemps qu’elle…
« Je m’arrêtai. J’allais dire : « Pour aussi longtemps qu’elle vivrait. » Mais je me rendis compte que c’était un cliché de mortel. Elle vivrait éternellement, comme moi. Mais n’en est-il pas de même pour les pères mortels? Pour eux, leurs filles vivent éternellement, du fait qu’ils sont les premiers à mourir. Je me sentis soudain désemparé, mais conscient cependant de la façon dont Armand avait tout écouté. Il écoutait de la façon dont nous rêvons que les autres écoutent, chaque mot se reflétant sur son visage. Il ne bondissait pas sur la moindre pause de son interlocuteur, pour acquiescer ou affirmer d’avoir compris avant que la pensée ne soit formulée entièrement, — ou pour faire impulsivement une objection hâtive — toutes choses qui rendent souvent le dialogue impossible.
« Après un long intervalle de silence, il reprit :
« — Je vous veux. Je vous veux plus que toute chose au monde.
« Un instant, je doutai d’avoir vraiment entendu ces paroles. C’était incroyable, c’était comme un choc qui me laissait complètement désarmé. Et la perspective inexprimable de vivre ensemble explosa dans mon esprit en y gommant toute autre considération.
« — Je vous veux. Je vous veux plus que toute chose au monde, répéta-t-il, avec seulement un changement très subtil dans son expression.
« Puis il me regarda et attendit. Son visage était aussi tranquille que toujours, aucun souci ne plissait son front lisse dont la blancheur faisait violent contraste avec les cheveux châtains. Ses yeux larges réfléchissaient mon image, ses lèvres étaient immobiles.
« — Vous vouliez que je vous dise cela, et pourtant vous n’êtes pas revenu, reprit-il. Il y a des choses que vous voulez savoir, mais vous ne posez pas de questions. Vous voyez que Claudia vous échappe, mais vous semblez incapable de l’en empêcher, puis vous voudriez accélérer cette séparation, mais vous ne faites rien en ce sens…
« — Je ne comprends pas mes propres sentiments. Ils sont peut-être plus clairs pour vous qu’ils ne le sont pour moi…
« — Vous ne soupçonnez pas quel mystère vous représentez ! s’exclama-t-il.
« — Vous, au moins, vous vous connaissez parfaitement. Je ne peux prétendre cela de moi-même. Je l’aime, mais je suis près de vous je comprends que j’ignore tout d’elle, tout de tout le monde.
« — Pour vous, elle est une ère, une ère de votre vie. Si vous rompez avec elle, vous rompez avec le seul être vivant qui ait partagé tout ce temps avec vous. C’est cela que vous craignez, cet isolement, ce fardeau, le poids de l’éternité.
« — Oui, c’est vrai, mais ce n’est qu’une petite partie de mon tourment. Cette ère de ma vie ne signifie pas grand-chose pour moi. C’est elle qui lui a donné une signification. D’autres vampires ont dû faire l’expérience du passage de centaines d’ères semblables et y survivre.
« — Non, ils n’y survivent pas, dit-il. Le monde étoufferait sous le poids des vampires s’ils y survivaient. Comment pensez-vous que je me sois retrouvé le doyen de tous les vampires du monde ?
« — Je méditait sa réflexion. Puis je me hasardai à demander :
« — Meurent-ils de façon violente ?
« — Non, presque jamais. Ce n’est pas nécessaire. Combien pensez-vous qu’il y ait de vampires qui aient la trempe nécessaire pour affronter l’éternité ? Pour commencer, ils ont de l’immortalité les notions les plus sinistres. Car, en devenant immortels, ils voudraient que tout ce qui a été l’accompagnement de leur vie devienne immuable et incorruptible comme ils le sont eux-mêmes. Que les véhicules gardent la même forme rassurante, que les vêtements conservent la coupe qui leur allait du temps de leur jeunesse, que les hommes continuent de s’habiller et de parler de la façon qu’ils ont toujours comprise et appréciée. Alors qu’en réalité tout change, sauf le vampire lui-même ; tout, à l’exception du vampire, est soumis à décomposition et corruption permanentes. Bientôt, si l’on possède une âme peu flexible, et souvent même si l’on est doué de souplesse d’esprit, l’immortalité devient une peine de prison que l’on purge dans une maison de fous peuplée de figures et de formes totalement inintelligibles et sans valeur. Un soir, le vampire en se levant se rend compte que ce qu’il a craint, pendant des dizaines d’années peut-être, est arrivé : il se rend compte tout simplement qu’à aucun prix il ne veut vivre davantage. Que les styles, les modes, les formes d’existence qui lui rendaient l’immortalité attrayante ont tous été balayés de la surface du globe. Et que rien ne subsiste qui puisse le libérer du désespoir, sinon l’acte de tuer. Alors, le vampire s’en va mourir. Personne ne trouvera ses restes. Personne ne saura où il s’en est allé. Et souvent personne dans son entourage — si toutefois il cherche encore la compagnie d’autres vampires -, personne ne saura qu’il est atteint de désespoir. Depuis longtemps il aura cessé de parler de lui-même ou de rien d’autre. Il disparaîtra.
« Impressionné par l’évidente vérité contenue dans ses paroles, je me renfonçai dans ma chaise, et pourtant, en même temps, tout en moi se révoltait contre cette idée. Je devins conscient de la profondeur de mon espoir et de ma terreur. Comme ces sentiments étaient différents de l’aliénation qu’il m’avait décrite, comme ils étaient différents de ce désespoir horrible et destructeur! Je trouvai soudain qu’il y avait quelque chose de révoltant, de répugnant, dans le fait d’être ainsi désespéré. Je ne pouvais l’accepter.
« — Mais, vous, vous ne sauriez vous complaire dans un pareil état d’esprit. Regardez-vous! me surpris-je à répondre. S’il n’y avait plus une seule œuvre d’art dans ce monde… — et il y en a des milliers… -, s’il n’y avait une seule beauté naturelle…, si même le monde ne consistait plus qu’en une seule cellule, vide à l’exception d’une fragile chandelle, je ne peux m’empêcher de vous voir en train d’étudier cette chandelle, totalement absorbé par le tremblotement de sa flamme, par le miroitement de ses couleurs… Combien de temps cela suffirait-il à vous soutenir?… quelles possibilités cela ouvrirait-il pour vous?… Est-ce que je me trompe? Suis-je un fou idéaliste?